L'affaire de Fort Promission restera une énigme comme celle de la Colonie de Roanoke, quelques trois siècles auparavant. Le Capitaine Moroni, envoyé pour enquêter sur place, avait réussi à reconstituer les faits à partir de témoignages et de journaux personnels retrouvés sur les lieux. Seulement, l'histoire était tellement invraisemblable qu'il n'eut d'autre choix que de mentir dans son rapport.
Officiellement, les occupants du Fort Promission avaient été décimés par une épidémie de peste, justifiant ainsi l'initiative discutable de brûler entièrement les locaux avant son départ. Mais à moi, qui fus son ami, il a raconté une toute autre version, et c'est celle que je restitue dans ce récit.
Fort Promission était situé dans le désert, à la limite des terres encore inexplorées de l'ouest. Pendant très longtemps, il fut dirigé par le Capitaine Benjamin, un homme juste qui entretenait de bons rapports avec les indiens. Mais comme il se faisait vieux, il fut contraint de prendre sa retraite.
Il avait été remplacé par le Capitaine Noah, un sinistre individu, réputé pour sa violence pendant les guerres indiennes. On racontait qu'il avait exterminé plus d'indiens qu'il n'y en avait eu de tués depuis le début de la colonisation du continent américain.
Il était toujours accompagné de Kane, son aide camp, un géant muet et simple d'esprit qui exécutait scrupuleusement tous ses ordres et ne se mêlait jamais à personne.
Quelques semaines après l'affectation de Noah, Kane avait apporté un message de sa part à l'État-Major. Ce message disait que les soldats de Fort Promission avaient été massacrés par des indiens et qu'il avait besoin de renforts. Selon son desiderata, on lui avait envoyé son ancienne unité des guerres indiennes, et depuis, on n'avait plus de nouvelles.
Moroni avait trouvé les lieux complètement déserts, l'enceinte et les bâtiments étaient en parfait état, rien n'avait brûlé ni été détruit, les occupants semblaient avoir disparu soudainement, comme par magie.
Il n'y avait aucune trace de lutte ni de violence, hormis un charnier trouvé à l'arrière du Fort, où des centaines de corps de soldats transpercés de flèches avaient été entassés pêle-mêle. Il s'agissait des hommes du Capitaine Benjamin, prétendument massacrés par les indiens.
Les armes ayant servi à ce crime odieux étaient soigneusement rangées dans un placard, ce qui était plutôt étrange. De plus, Moroni qui connaissait bien les indiens remarqua une autre incohérence ; ces arcs et ces flèches ne provenaient pas de la région, ils étaient fabriqués par des tribus vivant très loin de là.
Comme nous l'avons vu, il y avait un rescapé, un homme de Noah que l'on avait retrouvé caché dans une remise, grelottant de terreur en position foetale. Le pauvre bougre, qui était parvenu à survivre jusqu'à maintenant, avait complètement perdu la raison.
Il succomba peu après d'un mal inconnu, mais avant de mourir, il tenta de raconter ce qui était arrivé, il s'exprimait avec difficulté, et ses auditeurs eurent du mal à comprendre ce qu'il disait.
Les journaux personnels des hommes de Benjamin jetèrent un peu de lumière sur les faits, mais il restera toujours une zone d'ombre dans cette histoire qui ne sera jamais dévoilée, à moins que les morts ne se mettent à parler.
Moroni avait connu Noah pendant les guerres indiennes et il ne l'aimait pas. Ses soit disant faits d'armes, consistant à violer et massacrer des innocents ne lui inspiraient que dégoût et révolte, il n'était pas étonné de le retrouver mêlé à cette affaire.
Dans leurs journaux, les hommes de Benjamin racontaient que les choses changèrent radicalement à l'arrivée de Noah ; il avait interdit aux soldats de fréquenter les natifs et de les laisser entrer à l'intérieur de l'enceinte.
Ce fut bien à contrecœur qu'ils obéirent à ces ordres, car ils avaient l'habitude de recevoir les indiens ou de leur rendre visite. L'entente était si bonne que certains avaient pris femme chez eux. À ces derniers, il fut enjoint de répudier leurs épouses ou de quitter le Fort avec elles, ce que firent la plupart après avoir présenté leur démission.
Les autres durent se résigner à l'isolement le plus total, à l'exception des convois de ravitaillement ou des colons qui faisaient étape.
Même si ces visites étaient très appréciées des hommes, les indiens leur manquaient, et parfois, à l'insu de Noah, ils échangeaient des messages et des signes amicaux avec eux par dessus la rambarde de l'enceinte. La situation n'était agréable ni pour les uns ni pour les autres, mais au moins, la paix régnait.
Les choses se gâtèrent le jour où l'on découvrit une famille de colons massacrée. Tout indiquait que c'était l'œuvre de desperados, mais Noah accusa les indiens, sachant pertinemment qu'ils n'y étaient pour rien.
Il ordonna une expédition punitive, son intention étant de razzier leurs campements comme il l'avait toujours fait pendant les guerres indiennes. C'était sans compter cette amitié contre laquelle il était impuissant.
Tout comme leur nouveau capitaine, les hommes de Fort Promission avaient combattu les indiens par le passé, seulement, ils avaient appris à vivre en paix avec eux depuis, contrairement à lui.
Ils refusèrent unanimement d'obéir à ses ordres, sachant très bien qu'ils pouvaient se retrouver devant la Cour Martiale pour cela, mais l'idée de faire du mal à leurs amis les répugnait tellement qu'ils acceptaient le risque.
Noah n'avait aucun moyen de pression pour les forcer à obéir, ils faisaient tous bloc contre lui. C'est là qu'il avait envoyé Kane porter son message à l'État-Major. Aucun soldat du Fort ne savait qu'il annonçait leur mort avant même qu'elle n'ait eu lieu.
Quelques semaines plus tard, Kane était revenu avec une troupe de brutes qui ne ressemblaient en rien aux hommes de Benjamin. Ils avaient l'air de bien connaître le Capitaine Noah, qui les accueillit d'un salut les gars familier. On l'a vu, il s'agissait de son ancienne unité.
Le rescapé, qui en faisait partie, raconta que le jour suivant, le capitaine avait annoncé une revue d'inspection. Auparavant, il avait distribué des arcs indiens à ses gars avec des carquois remplis de flèches provenant de ses anciens pillages et leur avait ordonné de se cacher dans le chemin de ronde, en haut de l'enceinte qui entourait le Fort. Chacun se tenait accroupi derrière la rambarde, une flèche engagée dans son arc, attendant le signal de leur chef pour agir.
Sans se méfier, les hommes de Benjamin s'étaient placés en rangs dans la cour comme cela se faisait d'habitude, ils remarquèrent l'absence des nouvelles recrues mais ne semblèrent pas s'en inquiéter.
Noah apparut bientôt en haut de l'enceinte et cria : "Garde à vous !"
Quand les soldats se furent mis au garde-à-vous, il fit le signal convenu, alors ses hommes se relevèrent de derrière la rambarde en bandant leurs arcs. Avant que les autres n'aient eu le temps de réagir, ils se retrouvèrent criblés de flèches et périrent tous en quelques secondes.
Une fois cette sinistre besogne achevée, Noah dit à ses hommes :
-"Venez, on a du boulot."
Dans les jours qui suivirent, Noah et ses tueurs déferlèrent sur les camps indiens tels des cavaliers d'apocalypse, répandant la mort et la destruction.
Le rescapé du Fort raconta que la veille de la disparition de ses camarades et de leur capitaine, ils s'étaient saoulés en violant des captives indiennes, comme ils le faisaient tous les soirs depuis qu'ils avaient tué les hommes du Capitaine Benjamin, puis ils s'écroulèrent d'épuisement avant que l'aube ne pointe.
Au petit matin, ils furent réveillés par un sifflement aigu. Ils levèrent la tête et dans le disque solaire qui les éblouissait, ils distinguèrent la silhouette d'un indien debout en haut de l'enceinte, il les regardait en silence. Intrigués autant qu'amusés, les hommes se questionnèrent les uns les autres :
-"Qui est-ce ? Que veut il ?"
Alors l'indien étendit les bras et clama d'une voix puissante :
-"Malheur à toi Noah ! Malheur à vous, hommes de Noah !"
Le capitaine Noah arriva, il avait moins bu que ses hommes et avait l'esprit plus lucide. Méfiant, il dégaina son revolver et interpella l'intrus :
-"Eh, toi ! Que fais tu là ?"
-"Noah !" répondit l'autre, "prends garde au châtiment !"
-"Qui es tu pour oser me menacer ?" lui demanda Noah.
L'indien répondit :
-"Mon nom est Samuel, Celui Qui sait tout et Qui voit tout m'a chargé d'un message pour toi."
-"Celui Qui sait tout et Qui voit tout, tiens donc !" rétorqua ironiquement Noah, "et que me dit il ?"
-"Tu as assassiné nos familles et nos amis. Demande pardon tant que tu en as le temps, car les démons de la vengeance viendront pour t'emporter aux enfers, toi et tes hommes, seuls votre repentir et vos prières peuvent les éloigner, une fois qu'ils seront là, il sera trop tard."
Les hommes éclatèrent de rire, tous sauf Noah que cela n'amusait guère.
-"C'est toi qui va me demander pardon pour m'avoir importuné !" répondit il en le visant de son arme. L'indien ne bougea pas, alors Noah fit feu, il vida tout son barillet sur lui, mais cela ne semblait pas l'affecter, imperturbablement, il continuait à le toiser du haut de l'enceinte.
Pensant l'avoir raté, Noah rechargea son arme en criant à ses hommes :
-"Descendez le, bon sang !"
Encore à moitié endormis à cause de la boisson, ils ramassèrent leurs armes en tâtonnant. Samuel étendit les bras, à la fois en signe de défi et d'invitation, ils firent feu tous en même temps et attendirent que la fumée se dissipe.
Samuel se tenait toujours debout, les bras étendus, affichant un léger sourire de mépris. Cela mit Noah dans une grande colère, il fit amener la mitrailleuse, la maniant lui-même, il la dirigea vers l'indien et tira des rafales de balles sur lui. Rien n'y fit, en haut de l'enceinte, Samuel n'avait pas bougé d'un pouce, comme s'il eût été invulnérable.
Les hommes de Noah commençaient à prendre peur, ils se demandaient s'il ne s'agissait pas d'un fantôme ou d'un de ces êtres surnaturels qui peuplent les légendes indiennes. Alors Samuel reprit la parole :
-"Souvenez vous de ce que vous a dit Celui Qui sait tout et Qui voit tout ; repentez vous ou vous mourrez !"
Sur ses mots, il sauta dans le vide à l'extérieur de l'enceinte. Noah ordonna d'ouvrir les portes et se précipita dehors, s'attendant à le trouver mort écrasé sur le sol, mais il n'y avait aucune trace de lui , comme s'il s'était évaporé.
On ne sait pas ce qui s'est passé après, le récit du témoin était tellement confus et incohérent que Moroni dut se contenter de conjectures. Le rescapé confessa que les paroles de Samuel lui avaient fait peur. Ce soir là, il s'était donc mis en retrait de ses camarades et avait prié pour son salut. Selon lui, c'est grâce à cela qu'il avait été épargné.
Quand on l'a questionné sur la disparition des autres soldats et du Capitaine, il a poussé des cris de terreur en balbutiant des phrases, ou des bribes de phrases où il était question des démons de la vengeance et de l'indien Samuel.
Moroni était intrigué par ce personnage dont il se demandait s'il existait vraiment ou s'il n'avait été que le produit de l'imagination du survivant.
Il s'était rendu auprès des indiens pour les secourir, précédé d'un homme portant son étendard. Bien qu'ils ne pouvaient les lire, ils reconnurent les lettres noires brodées sur fond blanc disant : "Pour mon pays", alors ils le reçurent en ami.
Il leur posa des questions à propos d'un certain Samuel, mais ce nom ne leur disait rien, seul un vieillard put lui répondre ; il lui expliqua que Samuel était un shaman capable de communiquer avec l'au delà, mais qu'il avait vécu il y a très longtemps, bien avant l'arrivée de l'homme blanc.
-"Samuel était le seul survivant du peuple des Lamanites qu'un méchant roi avait fait massacrer" raconta le vieil indien, "ce méchant roi régnait sur une grande citée, Samuel monta en haut du rempart et interpella le peuple : Malheur à vous ! dit il, Malheur à votre roi ! Ce soir, les démons de la vengeance viendront vous chercher et vous emmèneront aux enfers, à moins que vous vous repentiez."
Cela mit le roi très en colère, il ordonna qu'on l'abatte, les archers tirèrent des centaines de flèches sur Samuel qui se tenait debout en haut de la muraille, les bras étendus, mais aucune ne l'atteignait, et il continuait à prononcer la malédiction sur la cité.
Une fois qu'il eut fini de dire ce qu'il avait à dire, il sauta du rempart à l'extérieur de la ville et disparut. Le roi le fit rechercher mais on ne trouva aucune trace de lui.
Dans les jours qui suivirent, les voyageurs trouvèrent la cité complètement déserte, comme si les habitants s'étaient subitement désintégrés. Certains voulurent habiter les bâtiments désormais inoccupés, mais ils moururent tous dans de terribles circonstances, alors on se résolut à la brûler et ne plus jamais y retourner."
Ce récit avait troublé Moroni, la similitude des évènements était frappante.
Il revint au Fort et se mit à réfléchir à la façon dont il allait rédiger son rapport en marchant dans la cour, à l'endroit même où avaient été assassinés les hommes de Benjamin. Il était difficile de mentionner le shaman Samuel et les démons de la vengeance en restant crédible. L'administration ne s'accomode guère d'explications surnaturelles.
Soudain, il entendit un sifflement tandis qu'une ombre dépassa celle de l'enceinte sur le sol. Il leva la tête et il vit un indien qui se tenait debout dans le chemin de ronde. Moroni retira son chapeau en signe de paix, et il lui dit :
-"Je suis le Capitaine Moroni de l'Armée des États-Unis, êtes vous Samuel ?"
L'indien acquiesça de la tête.
Il se passa un moment sans que ni l'un ni l'autre ne prononce une parole. Alors Moroni se décida à briser le silence :
-"Au nom de mon peuple, je vous demande pardon pour tout ce qui s'est passé."
-"Rassemble tes hommes et partez sans tarder," répondit Samuel, "cet endroit est maudit maintenant." puis il ajouta : "vas en paix, Capitaine Moroni !" avant de lui tourner le dos et de sauter dans le vide.
-"Attendez !" tenta de le rappeler Moroni, mais en vain, il savait que c'était inutile.
Plus tard, comme nous l'avons dit, il parla d'une épidémie de peste qui avait décimé tous les hommes du Fort Promission dans son rapport, l'administration aime les explications simples et rationnelles, et que s'il s'était permis de brûler les bâtiments, c'était par mesure de salubrité.
Ses supérieurs n'apprécièrent pas tellement l'idée d'avoir perdu un avant-poste, entretenu à perte pendant toutes ces années par l'argent du contribuable, mais n'ayant rien à lui reprocher, ils laissèrent Moroni suivre le cours de sa carrière qui fut brillante, soit dit en passant. Après avoir pris sa retraite, il se fit élire sénateur et remplit ses fonctions avec intégrité.