Depuis quelques jours, un fantôme hantait une maison, il y faisait régner la terreur, apparaissant brusquement la nuit, sous la forme d’une silhouette blanchâtre, ou déplaçant des objets pendant le jour, les projetant parfois à la tête des occupants, qui devaient constamment rester sur leur garde. Il émettait inopinément des cris horribles qui glaçaient le sang, bien souvent, en plein dans les oreilles et à force, on devenait sourd.
On comprend facilement que ce fantôme était devenu, c’est le cas de le dire, la hantise des habitants de cette maison. Ils firent appel à un médium renommé pour trouver une solution à ce problème, qui était, soit de savoir ce que voulait le fantôme, s’arranger pour le lui donner et qu’il aille reposer en paix, soit de le chasser tout simplement.
Le médium se rendit sur les lieux, et il visita chaque pièce, inspectant minutieusement chacune d‘elles. Quand il eut terminé, il réunit tous les habitants dans le salon, et il les fit asseoir autour de la table pour une séance de spiritisme. En effet, pour savoir ce que veut un fantôme (quand il se manifeste, c’est qu’il veut quelque chose), quoi de mieux que de lui demander directement ?
Avant d’entamer la séance, le médium rappela brièvement ce qu’était un fantôme :
« C’est l’esprit d’une personne décédée qui demande qu’on fasse quelque chose pour elle, sinon, elle est coincée sur terre, et il lui est impossible de se rendre dans l’au-delà. Elle essaie de le faire comprendre aux vivants, mais elle n’y arrive pas. Tout ce qu’elle peut faire, c’est d’apparaître, bouger des objets ou émettre des hurlements pour attirer l’attention. Bien souvent, elle n’y arrive pas, elle peut rester bloquée ici indéfiniment et souffrir le martyr. À moins qu’un médium communique avec elle et parvienne à satisfaire sa demande, auquel cas l’esprit est libéré et peut enfin gagner l’au-delà. »
Le médium était accompagné d'une jeune fille qui avait le don de communiquer avec l’au-delà. Pour cela, elle laissait les esprits investir son corps. Tout le monde n’en est pas capable, du moins, si, n’importe qui peut laisser un esprit investir son corps, mais très peu sont capables d’endurer cette épreuve, car elle est très pénible et dangereuse. Seul quelqu’un de suffisamment solide, physiquement autant que psychologiquement, peut se livrer à cette pratique.
Après un moment de concentration, le médium commença la séance de spiritisme, et sur ses instructions, les participants, assis autour de la table, se prirent par mains en fermant les yeux. Le médium posa la traditionnelle et sempiternelle question : « Esprit es-tu là ? ». En réponse, un non moins traditionnel et sempiternel « boum ! » retentit dans la pièce. Un « boum » léger, mais suffisamment fort pour qu’on l’entende et que l’on soit impressionné.
Le médium dit alors à l’esprit : « Il y a parmi nous quelqu’un qui peut t’aider à communiquer. » La jeune fille prit la parole à son tour : « C’est moi, esprit, je t’autorise à investir mon corps, tu pourras ainsi parler par ma bouche. »
Aussitôt, l’esprit entra dans le corps de la jeune fille, dont le regard et l’expression du visage changèrent instantanément, passant de l’impassibilité à l’inquiétude. Elle ouvrit la bouche, mais une voix légèrement différente de la sienne en sortit : « Je suis là. »
Un dialogue s’engagea alors entre le médium et le fantôme que j’ai retranscrit ici de mon mieux :
Médium : Qui es-tu ?
Fantôme : Je ne suis personne.
M : Tu as bien été quelqu’un, une personne vivante avant de devenir un fantôme, qui était elle ?
F : Il n’y en a pas eu, je n’ai jamais vécu.
M : Serais-tu le fantôme d’un enfant mort-né ou mort prématurément ?
F : Non, je ne suis jamais né, je n'ai même jamais été conçu.
M : Peut être es tu une âme qui n’est jamais née ?
F : Non plus.
M : Es tu un ange ? Un démon ? Un esprit de la nature ?
F : Rien de tout cela.
M : Alors qu’es-tu donc ?
F : Je ne suis rien, je n’existe ni dans le monde matériel ni dans le monde spirituel, je ne suis qu’une parcelle de néant.
M : Tu es pourtant un fantôme.
F : Certes, mais je ne suis le fantôme de personne.
À ce moment du dialogue, le médium réfléchit pendant quelques minutes, puis il reprit la parole : « Je pense que la frontière entre le monde de ce qui existe et le monde de ce qui n’existe pas est inconstante et changeante - il me semble que j’ai vu cela dans des livres de Kabbale - tu as du être pris dans un flux ou un reflux du monde de ce qui existe, tu as été « happé », en quelque sorte, et tu t’es retrouvé chez nous, sans passé, sans nature.
Aussi vaste soit-il, le monde de ce qui existe est limité. On pourrait, avec du temps et de la patience, recenser, dénombrer, cataloguer tout ce qui existe, mais on ne peut le faire avec ce qui n’existe pas. Le monde de ce qui n’existe pas est illimité. On ne peut recenser, dénombrer ni cataloguer ce qui n’existe pas. Maintenant que tu es là, tu peux être n’importe quoi ; un être vivant, un objet, une idée ou une fantaisie, choisis. Mais choisis vite, le temps presse car, à tout moment, un autre reflux peut t’emporter et te ramener dans le monde de ce qui n’existe pas. »
Après quelques minutes de silence, la jeune fille, ou plutôt le fantôme de personne qui avait investi son corps referma la main sur une petite médaille en aluminium qui pendait à son cou.
« Je veux être cette médaille. » Déclara le fantôme de personne.
Le médium se pencha : « Puis-je la voir ? » Le fantôme de personne écarta la main pour la lui montrer ; il s’agissait d’une médaille de Sainte Thérèse de Lisieux.
« Es-tu sûr de vouloir être cet objet ? » Demanda le médium.
« Sûr et certain ! » affirma le fantôme de personne, « je sens venir un reflux du monde de ce qui n’existe pas, je n’ai plus beaucoup de temps, si je ne me décide pas maintenant, je serai emporté et n’aurai plus jamais la chance d’exister. Je préfère être cette médaille que rien du tout. »
« Si tel est ton choix, dit le médium, qu’il en soit ainsi. »
Dans un léger scintillement, l’essence du fantôme de personne se transféra dans la médaille de Sainte Thérèse de Lisieux, alors le visage de la jeune fille reprit son impassibilité et le médium déclara : « Tout est terminé. » Puis il regarda la médaille et sursauta : en se transférant dedans, le fantôme de personne avait réalisé le rêve des alchimistes, la médaille d’aluminium ordinaire s’était transmutée en or, et le visage de Sainte Thérèse souriait dans ses reflets chatoyants.