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De larmes et de sang
De larmes et de sang
Récemment, de curieux documents ont été retrouvés en Touraine, tout au fond d'un bois non loin du château d'Amboise. Quelques cinq cent ans auparavant, quelqu'un les avait enveloppés dans une grande bâche de toile cirée doublée d'une autre de cuir avant de les dissimuler sous une dalle que la mousse avait recouverte au fil des années. Hélas, cela n'avait pas suffi à les épargner des ravages du temps.
Il y avait deux manuscrits rédigés en ancien français ; l'un était le journal de bord d'un certain Théodorus Catholicus, Capitaine de Ban de la Marine Royale française, commandant d'un vaisseau du nom de "Dame de Beaujeu".
Ce manuscrit était relativement en bon état, comparé au deuxième dont une grande partie était rongée de moisissures. L'auteur s'appelait Abdias Dernancourt, le journal de bord se réfère à lui en tant qu'écrivain, et son récit recoupe celui du capitaine dans un style plus vivant.
Il y avait aussi des fragments de dessins, de schémas de mécanique, de plans d'une curieuse machine volante et de notes, dont certaines portaient la marque de Léonard de Vinci.
Le reste comprenait des documents administratifs en français et en latin, quelques uns portant les sceaux royaux de Charles VIII, de Louis XII et même du Pape Jules II, ainsi que d'autres documents plus énigmatiques, pour la plupart rédigés sur du parchemin en latin classique difficile à interpréter.
Toutes ces pièces constituaient déjà un déroutant mystère, mais l'une d'elles était plus troublante que les autres, il s'agissait d'un petit portrait sur un carré de vélin presque effacé, dont les analyses révélaient des particularités propres à un cliché photographique, on y distinguait vaguement les silhouettes de deux personnages debouts l'un à côté de l'autre.
Tant bien que mal, il a été possible de décrypter une partie des manuscrits, ce qu'ils racontaient était tellement incroyable qu'aucun historien sérieux n'a accepté d'y accorder le moindre crédit, tous n'y ont vu qu'un conte pour divertir. S'il s'agissait d'un simple conte, pourquoi s'est on donné tant de mal à le dissimuler ? Il se serait donc agi d'un canular habilement monté, on ne pouvait alors que saluer l'habileté des faussaires qui seraient allés jusqu'à imiter le style de Léonard de Vinci et reproduire des documents officiels de la Cour de France et du Saint Siège.
Voici l'histoire telle que l'on est parvenu à la reconstituer : elle commence avec l'introduction du récit d'Abdias Dernancourt, il y évoque "l'année cruciale" ; 1492, celle où l'Espagne achevait sa reconquista et où Christophe Colomb découvrait les Indes Occidentales.
Charles VIII dit l'Affable, qui avait été promu Roi de France neuf ans auparavant par sa sœur Anne, était à la fois admiratif et jaloux des succès de la Couronne de Castille, sa voisine espagnole, et de sa souveraine, Isabelle la Catholique qui avait financé cette expédition.
Il rêvait d'en lancer une de cette envergure, mais aucune opportunité ne se présentait, les géographes ignoraient s'il existait d'autres terres inconnues.
Cette même année 1492 se produisit un évènement extraordinaire ; une pierre de plus de deux cent livres était tombée du ciel à Ensisheim, en Alsace.
On rapporta le fait à Charles VIII, cela le fascina au plus haut point, et il ordonna qu'on lui amène cette pierre, puis il fit déplacer des astronomes pour qu'ils l'observent et lui disent d'où elle venait. Ils l'ignoraient, ils avaient déjà entendu parler de ce genre de phénomène, mais comme cela était très rare, ils ne savaient pas grand chose là dessus.
Certains pensaient que c'était un morceau d'une planète, sans doute Saturne, puisque qu'elle était la plus proche, d'autres que c'étaient des démons qui l'avaient lancé sur la terre.
Quoi qu'il en fut, Charles VIII vit un signe du destin dans cette mystérieuse pierre céleste, cela lui donna l'idée d'une expédition encore plus ambitieuse que celle de Christophe Colomb ; explorer les planètes et les étoiles.
Seulement, un tel projet nécessitait des moyens qui n'existaient pas encore à cette époque. Certains y avaient déjà réfléchi, comme cet empereur chinois de la dynastie Song, trois siècles plus tôt, qui avait voulu se rendre sur la lune. Il avait demandé à ses savants de fabriquer un véhicule capable de l'y emmener.
Ils avaient fabriqué une tour de bois au sommet de laquelle était monté l'empereur, et ils avaient mis le feu à une grosse quantité de poudre entassée en dessous, espérant propulser la construction jusqu'à l'astre nocturne. Mais le voyage se termina prématurément dans une gigantesque explosion qui pulvérisa le véhicule et son occupant.
Des voyageurs avaient rapporté que l'expérience allait de nouveau être tentée en Chine, ou qu'elle l'avait déjà été, mais on n'en connaissait pas l'issue exacte.
Il se serait agi d'un autre empereur dont les lettrés remettaient l'existence en doute, Wang Hu de la dynastie des Ming. On disait qu'il avait attaché quarante sept fusées à une chaise où il avait pris place, espérant aussi être propulsé vers la lune. Certains disaient qu'il avait réussi, d'autres qu'il avait péri de la même manière que son prédécesseur Song.
Néanmoins, Charles VIII était convaincu qu'il devait exister un moyen pour se rendre sur la Lune et les autres astres, et quelqu'un dans le monde le connaîssait.
Il avait interrogé son médecin, Maître Marcotin, qui était aussi versé dans d'autres sciences diverses. Malheureusement, Maître Marcotin n'était pas celui qui détenait ce secret, mais il lui parla d'un savant italien d'une quarantaine d'années appelé Léonard de Vinci.
Celui-ci avait déjà réfléchi au problème, il avait d'ailleurs dessiné les plans de diffférentes machines volantes, mais faute de moyens financiers, il n'avait pu les construire.
Charles VIII l'invita à se rendre à la Cour de France et le fit amener en grand équipage.
Léonard de Vinci écouta la requête du Roi et demanda plusieurs jours de réflexion. C'était, pour lui, un défi sans précèdent ; il s'agissait de construire un véhicule capable de voler en emportant un équipage et du matériel.
L'usage de la poudre était exclu ; non seulement à cause du danger d'explosion, mais même s'il parvenait à la contenir dans un tube de métal capable d'y résister et canaliser son énergie pour soulever un véhicule, il en aurait fallu une telle quantité pour atteindre ne fut ce qu'un centième du trajet jusqu'à la lune que c'était impossible.
Il avait aussi pensé à des ailes artificielles ou mème à une visse géante sensée soulever une charge en tournoyant pour escalader l'air. Mais ces deux systèmes à eux seuls étaient insuffisants pour emmener l'équivalent de tout un vaisseau avec un équipage.
Les ailes artificielles pouvaient être d'une certaine utilité, mais il fallait une énergie complémentaire pour faire décoller un tel poids du sol et l'emmener aux confins des cieux.
Léonard de Vinci ne connaissait rien qui put produire une telle énergie, mais parmi ses amis, il y avait un savant arabe qui se faisait appeler Abdullah Saïd, dont personne ne connaissait le véritable nom. Il avait la réputation de maitriser une science oubliée vieille des millénaires, avec laquelle il était capable d'arracher un vaisseau de plusieurs tonnes à l'attraction du sol.
À eux trois, ils avaient conçu une caravelle de vingt mètres de long sur six mètres de large, d'une capacité de cinquante tonneaux, avec une coque et une charpente en chêne et trois mâts à trois rangées de voiles carrées, trois focs triangulaires à l'avant et une grande brigantine à l'arrière.
Au premier abord, rien ne distinguait ce navire d'un navire ordinaire, sinon les deux grandes ailes qu'ils y avaient ajouté, chacune mesurant un peu plus de quinze mètres, semblables à des ailes de chauve-souris faites de tiges de bois et de métal recouvertes de cuir, avec des chaînes qui coulissaient à travers des anneaux le long de l'ossature actionnées par des courroies, des engrenages et des leviers, afin de reproduire le mouvement des ailes d'oiseaux.
À l'arrière, là où aurait dû se trouver le gouvernail, il y avait une sorte de queue en éventail d'une dizaine de mètres et sous la coque, à la place de la quille, une grande voile d'une quinzaine de mètres semblable à une nageoire ventrale montée sur un pivot, pilotée depuis le pont, elle devait permettre un contrôle plus précis du vol et elle était rétractable.
Déployé, l'ensemble donnait au vaisseau une envergure de plus de cinquante mètres. Mais ces éléments n'avaient d'utilité qu'à une certaine altitude, il était impossible de s'en servir pour décoller.
C'était là qu'intervenait la science d'Abdullah Saïd ; il avait conçu un œuf philosophal en métal renfermant des éléments secrets qui s'activaient quand on les chauffait, ils dégageaient alors une puissante énergie capable de faire voler un bâtiment d'une telle taille et d'une telle masse.
La nature exacte de cette énergie était inconnue de tous, même de Léonard et de Marcotin, qu'il n'avait pas daigné initier à son savoir. Selon le degré de chaleur que l'on donnait à l'œuf, le poids du vaisseau se réduisait ou était complètement annulé. Le savant arabe avait assuré qu'à l'intérieur, les passagers ne devaient ressentir aucun changement de gravité, seulement, comme il les en avait mis en garde, l'œuf était très fragile et il pouvait exploser en cas de choc.
Le navire allait s'élever comme une bulle de savon jusqu'à atteindre une altitude suffisante pour déployer les ailes et sa voile ventrale, soit un arpent, ce qui équivaut à plus ou moins soixante dix mètres.
À partir de ce moment, l'ascension devait être assez rapide, Maître Marcotin avait prévu qu'à une certaine hauteur, les passagers éprouveraient une gêne respiratoire, comme celle que l'on ressent en montagne, mais qu'elle se dissiperait bien vite une fois qu'ils se seraient accoutumés à l'air de l'espace moins dense que l'air terrestre.
Parvenus à trois lieues d'altitude, aux limites du ciel terrestre, les ailes pouvaient être repliées le long de la coque, l'enveloppant comme deux grandes mains protectrices, on laisserait la voile ventrale et l'on pourrait déployer celles du pont.
Pour un tel voyage, les octants et les boussoles n'allaient être d'aucune utilité, puisque les références célestes seraient totalement différentes des références terrestres. Abdullah Saïd avait fabriqué une sphère armillaire spéciale ; les orbites des planètes y étaient fidèlement reproduits avec leurs épicycles, gravitant en parfait synchronisme autour de la sphère centrale représentant la Terre. C'était ce qui tiendrait lieu de carte, permettant aux voyageurs de se diriger avec une précision relative au milieu des astres.
Dernancourt rapporte qu'à cette même époque, dans le Royaume de Pologne, un certain jeune astronome appelé Nicolas Copernic avait eu vent de ce projet. Il était convaincu que l'espace entre les planètes n'était constitué que de vide et que les voyageurs mourraient asphyxiés avant même d'avoir atteint trois lieues d'altitude. Heureusement, la suite des évènements devait lui donner tort.
Les travaux débutèrent dans le plus grand secret en Juin 1493, dans une clairière de la Forêt de Loches où avait été aménagé le gigantesque chantier dont les accès étaient gardés par des soldats.
Le Roi avait recruté des artisans dans toutes les provinces pour participer à la construction du vaisseau, auquel il avait déjà donné le nom de Dame de Beaujeu, en l'honneur de sa sœur, la Régente Anne. Les travaux avançaient bien, lorsqu'en la funeste année 1498, le malheureux souverain mourut d'une fracture du crâne en tombant à la renverse lors d'une partie de jeu de paume, ce fut son cousin, le Duc d'Orléans qui lui succéda sous le nom de Louis XII.
Quand on lui exposa le projet de son prédécesseur, il consentit avec enthousiasme à le mener à terme. À l'époque, les italiens étaient de plus en plus menaçants, il espérait s'allier avec les habitants d'autres mondes pour les combattre.
Le Pape Jules II fut mis dans la confidence, homme de foi indisputé, il donna son assentiment. Lui aussi avait des relations difficiles avec les italiens, de plus, il pensait que sur les autres planètes, des populations en détresse avaient besoin du réconfort de la religion Catholique. Il n'hésita donc pas à puiser dans les fonds de l'Église pour financer le projet.
Les travaux durèrent dix ans, au bout des cinq premières années, l'essentiel du navire était monté, ses ailes y avaient été fixées, ainsi que les "avirons" installés en deux rangées de cinq de chaque côté du pont. Ces avirons, qui devaient être manœuvrés en synchronicité parfaite, actionnaient les ailes avec une grande précision, quant à la queue qui contrôlait le vol verticalement, un seul homme suffisait à le manier, tout comme la voile ventrale contrôlant le vol horizontalement qui était reliée à la barre.
Un Athanor en plaques de terre cuite était installé sur le pont, à l'intérieur d'un cabanon en métal formant un cube de cinq mètres de hauteur et de largeur, il servait à chauffer l'œuf philosophal. Maître Marcotin en contrôlait lui-même l'utilisation d'après les recommadations d'Abdullah Saïd, en augmentant ou en réduisant la chaleur, l'énergie de l'œuf philosophal accroissait ou décroissait, faisant s'élever ou redescendre le navire dans un halo de lumière verte.
Les cinq années suivantes furent consacrées aux essais de cette machine volante, pendant cette période, des légendes circulèrent à propos d'un dragon ou d'un bateau volant dans les environs de la Forêt de Loches, d'après les descriptions, il avait des ailes semblables à celles des chauve-souris et il apparaissait la nuit dans une lueur verte.
Il y eut peu de monde pour y croire, généralement, on prit cela pour des ragots, des hallucinations voire des manifestations de l'enfer, contre lesquelles l'Église recommanda des actes de contritions.
Pendant ce temps, tous les détails pour le voyage du Dame de Beaujeu étaient mis au point.
Les travaux s'achevèrent en 1505. Le 15 avril, le Roi Louis XII en personne, les membres de sa Cour et des notables de toute la France s'étaient déplacés jusqu'au chantier secret de la forêt de Loches. Le Pape Julles II n'avait pu venir en personne pour des raisons de santé, ce fut l'archevêque de Lyon, François II de Rohan, qui le représenta.
Pour la première fois, le Dame de Beaujeu était officiellement révélé au public, après des années passées à faire taire les rumeurs sur sa construction.
Trônant sur une éminence du terrain, avec ses trois grands mâts et ses ailes repliées sur la coque, il émanait une aura verte d'aspect surnaturel. Une passerelle avait été aménagée qui s'étendait sur près de vingt cinq mètres, étayée par des rondins de bois, afin d'obtenir une pente la plus douce possible.
C'était lui, ce mystérieux navire que des témoins, alors qualifiés de fous, avaient aperçu certaines nuits dans la région, il reposait à présent sur des poutres qui le maintenaient droit, évoquant l'Arche de Noé juste avant le Déluge.
Plusieurs heures passèrent, tandis que l'assistance commençait à s'impatienter.
Enfin, les passagers arrivèrent et se mirent à arpenter la passerelle, le Capitaine de Ban Théodorus Catholicus qui commandait l'expédition, avec quatre officiers et une quinzaine d'hommes d'équipage recrutés dans la marine. Maître Marcotin, qui embarquait comme médecin de bord, mais aussi comme ingénieur veillerait à la santé de l'équipage et au bon fonctionnement de l'Athanor en régulant l'énergie de l'œuf philosophal.
Quatre représentants de l'Église étaient du voyage, deux moines bénédictins, dont l'un n'était qu'un jeune novice du nom de Delaunay et deux officiers de l'Inquisition Romaine.
Il y avait aussi l'écrivain Abdias Dernancourt, aventurier et conteur talentueux, comme il savait relater les choses de manière attrayante, c'était lui que le roi avait chargé de rédiger les chroniques du voyage.
Puis ce furent les civils qui montèrent à bord, enfin, les matelots chargèrent les vivres, des sacs de charbon de bois pour alimenter l'Athanor et le matériel.
Catholicus veilla personnellement à l'armement : des arbalètes, des lances, des épées, des couleuvrines ainsi qu'une vingtaine de canons Perrier qu'il fit disposer le long du bastingage. L'on n'était pas sûr que toutes les populations rencontrées au cours de ce périple seraient pacifiques.
On avait aussi prévu des pièces de rechange pour le navire, surtout les ailes dont on avait emmené une paire de secours. Elles étaient faciles à monter et à démonter, Léonard de Vinci avait pensé à tout.
Quand le chargement fut terminé, le Roi s'approcha du capitaine et lui remit un parchemin roulé entouré d'un ruban de soie.
"Je vous remets ce document portant mon Sceau Royal," lui dit il, "il fait de vous le représentant officiel du Royaume de France auprès des souverains du Ciel. Je vous souhaite un bon voyage, mes prières vous accompagnent."
Catholicus prit le parchemin en s'inclinant respectueusement et répondit :
"Grand merci, Votre Majesté."
François II de Rohan s'approcha à son tour, suivi de trois serviteurs portant chacun un coffret.
"Capitaine," lui dit-il, " au nom de Sa Sainteté le Pape Jules II, je vous confie trois des plus saintes reliques en possession de l'Église, vous rencontrerez sans doute de puissants souverains régnant dans les sphères, ils feront de convenables gages d'amitié. Il s'agit de la tunique de Notre Seigneur, du Calice qui servit au jour de Sa Passion et de la Lance qui Lui transperça le flanc."
Catholicus s'inclina devant le prélat comme il l'avait fait devant le Roi, puis, de manière sollenelle, prit possession des précieux colis et les confia les à un matelot qui alla les ranger dans la soute.
Maïtre Marcotin alimenta l'Athanor de charbon de bois et activa la combustion avec un soufflet, l'énergie de l'œuf philosophal s'intensifia et le Dame de Beaujeu s'ébranla avec un puissant éclat de lumière verte qui estompa un instant celle du soleil et éblouit les spectateurs.
Les poutres qui maintenaient le vaisseau en place tombèrent les unes après les autres, néanmoins, il resta debout, délivré des contraintes de la gravité grâce à la science d'Abdullah Saïd. Puis lentement, il s'éleva avec des craquements, ayant perdu tout son poids, plus rien ne le retenait au sol, il était attiré par le ciel comme un nuage de fumée.
Quand il eut atteint un arpent de hauteur, le Dame de Beaujeu déploya sa voile ventrale et ses deux grandes ailes tel un dragon antique, ombrageant le sol sur une large surface. Il y eut des cris de joie et des applaudissements, le ravissement des spectateurs était grand, nul n'avait jamais contemplé pareille merveille réalisée par la main de l'homme.
Avec des grincements produits par les chaînes coulissant dans leurs anneaux, les rameurs actionnèrent les ailes qui s'animèrent, reproduisant à la perfection les mouvements des ailes des oiseaux.
Le navire monta, monta de plus en plus haut jusqu'à atteindre les nuages. Son ascention était rapide, il devint bientôt minuscule et finit par disparaitre complètement, noyé dans les profondeurs du ciel.
Les ailes de cuir les emportaient en les berçant doucement de bas en haut. Une fois atteinte l'altitude de trois lieues, on put les replier contre la coque et l'on déploya les voiles. Les limites du ciel terrestre étaient franchies, il ne restait plus qu'à se laisser porter par les vents célestes.
À bord, les passagers ressentirent de fortes nausées accompagnées d'étouffements et de bourdonnements d'oreilles. Ils avaient déjà éprouvé ces symptômes au cours des vols d'entraînement, mais jamais avec une telle intensité.
La peur les gagna, on se demandait si Copernic n'avait pas raison ; il n'y avait peut être pas d'air dans l'espace. Maître Marcotin intervint et leur démontra que ce monsieur Copernic, aussi instruit fut il, avait tort et qu'il devait obligatoirement y avoir de l'air dans l'espace.
"S'il n'en était ainsi," expliqua-t-il, "s'il n'y avait que du vide, l'air des planètes s'y dissiperait et toute vie serait impossible. C'est pourquoi, dans Sa grande sagesse, le Créateur a conçu l'Univers comme une immense bulle d'air qui flotte dans l'infini."
"En êtes vous bien certain ?" demanda Catholicus avec inquiétude, "rien ne le prouve pour l'instant, nous ne sommes jamais montés à une telle hauteur au cours de nos vols d'entraînement . "
"Nous n'avons rien à craindre," lui assura le docteur, " la pression atmosphérique est plus forte sur la Terre du fait de la gravité, il est donc normal qu'elle baisse à mesure que nous montons, mais à partir de maintenant, elle va se stabiliser, nous nous retrouvons dans les mêmes conditions qu'un séjour en haute montagne et nos organismes finiront par s'y habituer, on vous l'a pourtant répété de nombreuses fois au cours de ces années de préparation."
"J'attends de voir ce que ça va donner concrètement." répondit Catholicus, sceptique, "si la pression continue à baisser, j'ordonne le retour à terre. "
Mais la suite des évènements donna raison à Maître Marcotin, les nausées s'atténuèrent au bout de quelques heures, et ils purent respirer avec plus d'aisance. Comme l'avait prévu le docteur, leurs organismes s'adaptaient à cette nouvelle pression atmosphérique qu'ils allaient retrouver un peu partout.
À mesure que le Dame de Beaujeu s'éloignait, ils voyaient l'horizon se courber jusqu'à offrir le spectacle saisissant de la sphère terrestre, belle et majestueuse, reposant au centre de la Création comme un joyau dans son écrin, avec le soleil, la lune, les planètes et les étoiles tournant autour d'elle dans une éternelle ronde cosmique.
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La Lune
Ainsi débuta ce long voyage, le plus long qu'eut entrepris l'être humain au cours de toute son histoire. Il aura duré quatorze ans en termes terrestres, mais du point de vue des passagers, il aura duré plus longtemps.
Dès les premières semaines, ils ne savaient plus quand ils étaient partis ni depuis combien de jours ils naviguaient, leur notion du temps s'était altérée, comme cela arrive souvent à ceux qui accomplissent un long trajet. Mais dans le ciel, ce n'était pas seulement une sensation subjective, la nature même du temps était différente, ce qui ajoutait à leur confusion.
Ils constatèrent rapidement que le temps ne passe pas partout à la même vitesse dans l'Univers, il passe plus vite par endroits et plus lentement ailleurs.
La Lune
Ainsi, il leur fallut un mois, peut être deux ou même trois pour atteindre la Lune. Elle se trouvait au dessus de leurs têtes, tel un disque lumineux qui remplissait le ciel un peu plus chaque jour jusqu'à le recouvrir complètement.
Les ailes furent alors déployées pour accomplir une manœuvre de retournement ; il s'agissait d'imprimer au navire un mouvement torsadé afin que le fond de la coque se retrouve parallèle au sol lunaire.
C'était la toute première fois qu'était menée une telle opération, tous avaient peur, car l'on n'avait aucune idée du résultat. D'après les calculs de Léonard de Vinci et de Maître Marcotin, c'était d'une simplicité enfantine, mais dans la pratique, c'était bien différent.
Chacun des passagers était conscient du danger avant d'embarquer et avait eu le temps de s'y accoutumer, c'est ce qui les aida à garder leur calme. Heureusement, les choses se passèrent comme prévu, le navire accomplit une boucle vertigineuse dans le ciel lunaire pour se positionner à la verticale du sol, à bord, l'œuf philosophal dispensait une force d'inertie qui évita aux passagers d'être secoués durant le processus.
À présent, la Lune se trouvait sous leurs pieds, il ne restait plus qu'à réduire la chaleur de l'Athanor pour descendre. À mesure que décroissait l'altitude, une sorte de torpeur les envahissait, sans même s'en rendre compte, ils se mirent à plonger vers la surface à une vitesse effrayante.
Heureusement, Catholicus eut un sursaut de lucidité au dernier moment et ordonna de ralentir, ils s'arrêtèrent de justesse à quelques toises du sol avant de s'écraser. Les passagers, brutalement tirés de cette étrange torpeur, s'efforcèrent de rester vigilants pour ne pas replonger dedans. C'était difficile, car ils se sentaient encore la tête lourde.
Ils reprirent un peu d'altitude avant de survoler la surface de la Lune, ce n'était qu'un désert aride, avec quelques oasis éparses où croissait une rare végétation. C'était là que se regroupaient les Sélénites, dont l'aspect était humain. Il déambulaient çà et là comme des somnanbules sans leur prêter la moindre attention.
Catholicus fit jeter l'ancre dans un point quelconque de ce paysage monotone, puis il déplia une échelle de corde le long de laquelle il descendit, une hampe avec un étendard enroulé en bandoulière.
Son officier en second le suivit peu après, ainsi que Dernancourt. Ils plantèrent la hampe dans le sol rocailleux, déployèrent l'étendard du Royaume de France, puis Catholicus dégaina son épée et prit sollenellement possession de la Lune au nom du Roi.
À nouveau, la torpeur les saisit, ils restèrent un long moment à fixer l'étendard en rêvassant, peut être quelques minutes, ou plusieurs heures, c'était impossible à dire. Il fallut que Maître Marcotin, qui était resté à bord, retrouva ses esprits à cause d'un rhumatisme qui se réveillait, alors qu'il était figé comme les autres dans cet état semi inconscient.
Ce fut lui qui attira l'attention de ses trois compagnons immobilisés au sol en sonnant la cloche d'alarme. Alors ils s'empressèrent de remonter à bord, et le capitaine ordonna de s'éloigner au plus vite.
"Un territoire qui transforme ses habitants en légumes ne sera pas d'une grande utilité pour le Royaume de France." observa l'officier.
"Au contraire," répondit Catholicus, " la Lune pourrait s'avérer très utile."
"De quelle manière ?"
"On pourrait y mettre les criminels et les prisonniers politiques, ce serait un pénitencier idéal, d'où il serait impossible de s'évader," exposa le capitaine, "de plus, sur le plan humain, puisque l'humanisme est à la mode en ce moment, on s'épargnerait les problèmes d'éthique sur la peine de mort."
"Que faisons nous maintenant, capitaine ?" demanda un matelot.
"Cap sur Mercure." ordonna Catholicus.
Un vent céleste se levait dans cette direction, ils n'avaient plus qu'à replier les ailes, déployer les voiles et se laisser porter.
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Mercure
L'orbite de Mercure se situait juste après celle de la Lune. Ils naviguèrent plusieurs jours jusqu'à l'astre d'un gris ondoyant comme du métal fondu qui les attendait dans la nuit céleste.
Là, ils furent confrontés à un nouveau péril ; parvenus à quelques centaines de lieues de la planète, un groupe d'étoiles filantes surgit des brumes en fonçant droit sur eux. Ils n'eurent pas le temps de manœuvrer pour les esquiver, l'une d'elle transperça une voile tandis qu'une autre traversait la coque de part en part en même temps que la poitrine d'un malheureux matelot qui se trouvait sur son passage.
"Regardez !" s'écria un officier en désignant quelque chose en dessous d'eux.
Les autres se penchèrent et virent la chose en question ; des sortes de singes grands comme des montagnes, dont le corps ressemblait à de la pierre en fusion. Cette vision les cloua de stupeur, ils réalisèrent que les étoiles filantes étaient dues à ces gigantesques golems de lave qui leurs lançaient des rochers enflammés, arrachés de leurs mains nues au sol brûlant.
Ils ne se contentaient pas de les lapider, ils faisaient aussi de grands bonds, certains sautaient tellement haut qu'ils parvenaient presque à atteindre le navire.
Les rameurs manœuvrèrent du mieux qu'il purent pour s'éloigner, mais une énorme main ardente avait agrippé l'aile gauche, stoppant la progression du navire qui commença à redescendre, l'œuf philosophal n'était pas assez puissant pour soutenir ce poids supplémentaire.
Catholicus ordonna de tirer sur la créature à coups de canons et de couleuvrines, mais elle était invulnérable aux armes terriennes, il fallut se résoudre à sacrifier l'aile. Grâce au système d'éjection rapide prévu par Léonard de Vinci, ce fut l'affaire de quelques minutes ; quelques écrous à dévisser quelques câbles à couper pour que l'aile, de toute manière irréparable, se détache.
Brusquement libéré de l'excès de poids, le navire monta en flèche à la verticale, tandis que la créature de lave retombait sur sa planète, étreignant rageusement l'aile qui finissait de se consumer.
En battant maladroitement de l'aile restante, le Dame de Beaujeu s'éloigna le plus possible de Mercure. Une fois hors de portée des projectiles, on fit le bilan des dégâts ; il y avait eu un mort, on avait perdu une aile et une voile et le pont et la coque avaient subi d'importants dommages, sans compter les dégâts mineurs. Heureusement, l'œuf philosophal et l'Athanor étaient intacts.
En adaptant les traditions des marins à ce nouvel environnement, le corps de la victime fut livré aux vents célestes après une bénédiction des représentants de l'Église.
Vénus
Après plusieurs semaines de trajet monotone dans un ciel éternellement nocturne, ils découvrirent peu à peu un spectacle à couper le souffle : la planète Vénus. Au début, elle n'était qu'un point de lumière bleuâtre au loin dans l'éther, à mesure qu'ils s'en approchaient, elle apparaissait comme une immense sphère bleue chatoyante, résonnant comme le bourdon d'une cathédrale sous la voix de millions de sirènes chantant à l'unisson.
Comme chacun sait, Vénus est la planète natale des sirènes dont il est question dans les légendes.
En se tenant à bonne distance de l'astre, il était possible de résister à l'attraction de cette incessante et diffuse mélopée, bien qu'il fallut rester vigilant pour ne pas y céder.
Alors le Capitaine Catholicus déclara :
"Comme nos ancêtres qui accompagnèrent Ulysse dans ses voyages, nous nous boucherons les oreilles avec de la cire pour ne pas succomber aux chants de ces créatures."
Il estimait qu'il était de son devoir, envers son pays et envers lui-même, d'explorer ce monde en vue d'une conquête éventuelle. Tout le monde s'était bouché les oreilles avec de la cire, on replia les voiles et l'on déploya les ailes. En donnant ses ordres par gestes, le capitaine fit descendre le Dame de Beaujeu vers la surface de la planète, qui n'était qu'un immense océan parsemé de rochers et de récifs.
Avant d'arriver à une centaine de mètres d'altitude, Catholicus fit signe d'arrêter la descente puis d'avancer droit devant.
Le Dame de Beaujeu survolait la surface de Vénus, battant l'air de ses immenses ailes, pendant que les sirènes, étendues au soleil sur les rochers d'un air insouciant, leur faisaient des signes de la main avec des sourires charmeurs.
Malgré les bouchons de cire, les passagers entendaient le bourdonnement du chant omniprésent qui ne cessait jamais, entonné par des milliers de poitrines et envahissant l'air ambiant. Cela les étourdissait, mais pas suffisamment pour leur faire perdre le contrôle d'eux mêmes.
Hélas, ce ne fut pas le cas de deux malheureux ; il s'agissait d'un matelot et d'un officier de l'Inquisition Romaine. La cire avec laquelle ils avaient bouché leurs oreilles ne tenait pas bien et laissait passer les sons.
À mesure que le navire s'était approché de la planète, ils étaient tombés en extase et ils plongèrent la tête la première dans l'océan vénusien. C'était survenu si soudainement que nul n'avait eu le temps de réagir.
Aussitôt, Catholicus fit signe de remonter d'urgence, le vaisseau fila en flèche vers le ciel, projetant brutalement tout ce qui s'y trouvait vers l'arrière. À cause de cette soudaine accélération, il y avait eu des blessés et des dégâts matériels, mais on se préoccupait surtout de l'œuf philosophal.
Les braises de l'athanor s'étaient répandues avec le choc, provoquant un début d'incendie heureusement vite circonscrit. On l'avait alors éteint, de ce fait, le halo verdâtre qui entourait le Dame de Beaujeu depuis son départ avait disparu.
Le vaisseau avait retrouvé son poids, ce qui ne changeait rien tant qu'il évitait de s'approcher d'une quelconque planète, sinon, entraîné par son poids, il se serait écrasé à sa surface sans que les ailes suffisent à ralentir sa chute.
Le four était abîmé mais facilement réparable, il suffisait de remplacer quelques plaques de terre cuite cassées. Mais l'œuf philosophal était irremplaçable, et personne à bord n'avait les compétences nécessaires pour en fabriquer un autre.
Heureusement, après inspection, il s'avéra intact, l'épaisse couche de cendre l'avait protégé du choc. Il fut remis dans son emplacement et l'on ralluma l'athanor, ce qui fit réapparaître la lueur verte autour du vaisseau. Ensuite, en s'aidant des plans, on sortit l'aile de secours rangée en pièces détachées dans la cale, et on la monta patiemment à l'emplacement de la précédente.
Des hommes durent s'agripper avec des filins à la coque, au dessus du vide interplanétaire, c'était une expérience vertigineuse et risquée, si un filin cédait, l'homme qui y était accroché pouvait dériver dans l'espace indéfiniment sans pouvoir être secouru, car le Dame de Beaujeu en aurait été incapable à cause de sa taille et de sa masse.
Une fois que l'aile fut solidement fixée, les matelots remontèrent à bord, et le périple se poursuivit.
Le Soleil
Juste après Vénus, c'était le Soleil, la chaleur devenait de plus en plus insupportable malgré les manœuvres de l'équipage pour le contourner. S'il n'y avait eu que la chaleur, une lumière insoutenable les éblouissait et envahissait le vaisseau jusqu'au plus profond de ses cales.
Sur les recommandations du capitaine, les passagers s'étaient protégé les yeux avec des bandeaux. De temps à autre, ils croyaient distinguer de gigantesques silhouettes à la surface de l'astre ardent qui les observaient. Mais nul n'aurait eu l'idée de s'arrêter pour le vérifier, il leur tardait de s'éloigner au plus vite vers des régions plus fraîches de l'espace.
L'orbite du soleil fut bientôt franchie, la température redescendit à un degré supportable et l'expédition continua son chemin.
Mars
La planète suivante n'était autre que Mars. Depuis leur départ de la terre, elle n'était qu'un point lumineux dans la nuit, mais au fil des jours, à mesure qu'ils s'en approchaient, ce point grossit jusqu'à devenir une gigantesque boule rouge-sang flottant dans le vide avec de sinistres reflets.
Ils n'en étaient pas encore à mille lieues que d'étranges chars volants tirés par des chevaux ailés arrivèrent en trombe vers eux. Les canons Perrier et les couleuvrines furent promptement chargés et les hommes du Dame de Beaujeu se tinrent prêts à toute éventualité.
En un rien de temps, ils se retrouvèrent encerclés par une dizaine de ces chars, ils étaient conduits par des êtres humains de leur taille habillés en tenues militaires fort semblables à celles des légionnaires romains, quant à leurs chevaux, ormi les ailes, ils étaient en tous points semblables à des chevaux ordinaires.
Le groupe était mené par un Centurion, reconnaissable à son plastron doré, les plumes rouges de son casque, sa grande cape de pourpre et le large glaive à sa ceinture. Il ordonna à son cocher d'amener le char au plus près du navire et fort courtoisement, s'adressa en latin au capitaine :
-"Je m'appelle Absolvus, Centurion de l'Armée Impériale de Mars. Permission de monter à bord, Capitaine ?"
-"Permission accordée." répondit Catholicus.
Une passerelle fut posée entre le Dame de Beaujeu et le char et Absolvus le rejoignit sur le pont.
-"Je m'appelle Théodorus Catholicus," se présenta-t-il à son tour, "Capitaine de ce vaisseau, le Dame de Beaujeu. Au nom du Roi de France sur la Terre, je vous souhaite la bienvenue à bord."
Ils se serrèrent la main et se rendirent ensemble dans les quartiers du capitaine, laissant leurs hommes seuls s'observer mutuellement dans un silence tendu. Ceux d'Absolvus étaient une vingtaine en tout, dans chaque char, tiré par un seul cheval, il y avait deux soldats. Ils étaient tous d'un aspect menaçant, armés, casqués et plastronnés comme leur chef.
Apparement, leurs chars fonctionnaient selon une science similaire à celle d'Abdullah Saïd ; ils étaient maniables, rapides et à l'arrêt, ils se stabilisaient parfaitement, flottant doucement sans jamais dériver. Les grandes ailes de leurs chevaux captaient les courants ascendants des vents célestes, ils planaient ainsi sur place comme des éperviers, corrigeant parfois leur position de quelques légers battements.
Les martiens possédaient des armes d'apparence ordinaire, comme des glaives, des épées, des lances, des arcs, mais comme les voyageurs l'apprirent plus tard, ces armes étaient bien plus puissantes qu'elles n'y paraissaient, rien qu'une seule de leurs flèches pouvait causer autant de dégâts qu'un tir de canon.
Les matelots du Dame de Beaujeu se tenaient sur leurs gardes, ils avaient reçu l'ordre de ne rien faire tant que les autres ne se montraient pas hostiles. Tout le temps que dura l'entretien entre leurs chefs respectifs, aucun d'entre eux ne se hasarda à bouger ni parler.
Catholicus avait reçu le Centurion dans sa cabine et il lui avait exposé les motifs de leur expédition, en insistant sur l'intérêt purement scientifique, réservant l'intérêt militaire pour plus tard. Il lui avait parlé de la Terre, la lui décrivant comme un monde harmonieux où régnaient la paix et la joie de vivre. Il s'était aussi hasardé à lui raconter son histoire, d'Adam et Ève au couronnement de Louis XII avec d'audacieux raccourcis chronologiques.
Alors à son tour, Absolvus lui avait parlé de son monde ; Mars était une société totalitaire rappelant l'antique Sparte, où tout individu adulte était mobilisé dans un état de guerre permanent, une gigantesque caserne commandée par le Général Arès, dont le nom était craint dans toute la Création.
Quand Théodorus demanda s'il pouvait le rencontrer, Absolvus lui répondit :
"Nos astronomes ont repéré votre vaisseau depuis plusieurs jours, ils en ont informé le Général qui vous attend. Si vous le permettez, je vais vous conduire jusqu'à lui."
Le Centurion remonta dans son char et il escorta le Dame de Beaujeu avec ses hommes jusqu'à Mars.
Manifestement, les habitants de cette planète maîtrisaient parfaitement la science du vol, car non seulement on pouvait voir d'autres chars de petite taille comme ceux des soldats d'Absolvus, ainsi que des modèles plus grands capables de transporter des dizaines d'hommes avec un attelage de deux, quatre ou six chevaux ailés, mais aussi des forteresses volantes deux ou trois fois plus grandes que le Dame de Beaujeu tirées par des hordes de chevaux.
Ils survolèrent l'hémisphère nord, franchirent l'équateur et traversèrent une partie de l'hémisphère sud. En dessous d'eux, des paysages divers défilaient ; des montagnes, des vallées, des champs, des prairies, partout, la végétation avait ces mêmes teintes à dominante rouge, comme figée dans un éternel automne. Ils purent observer des forêts d'arbres ressemblant à des érables aux feuilles écarlates sur les collines ainsi que des cultures jaunes et orangées formant des damiers bariolés dans les plaines.
Il virent aussi des rivières, des lacs, des mers et des océans aux tons cramoisis, leur couleur évoquait la plaie d'Égypte où les eaux devinrent du sang. Ils passèrent au dessus de plusieurs cités, toutes bâties dans une sorte de granit rose qui lui rappelait la ville de Toulouse où il avait déjà séjourné.
Quelques habitants les regardaient, mais la plupart les ignoraient, habitués qu'ils étaient aux vaisseaux volants traversant les cieux.
Absolvus fit signe d'atterrir en indiquant une grande esplanade encerclée de soldats. C'était peu engageant, mais le choix ne se présentait pas, ils furent bien obligés de s'exécuter. Maître Marcotin réduisit la chaleur de l'Athanor, réduisant ainsi l'énergie de l'œuf philosophal et augmentant progressivement le poids du vaisseau qui se posa lentement au centre de la place.
Quand il débarqua, accompagné de ses officiers ainsi que d'Abdias Dernancourt et des représentants de l'Église, le capitaine de ban fut accueilli par un Général en tenue d'apparat :
-"Je suis le Général Pandital de l'Armée Impériale de Mars," lui dit-il, " je vous souhaite la bienvenue sur notre planète, Capitaine."
-"Je m'appelle Théodorus Catholicus," répondit celui-ci, un peu rassuré par ce comportement civilisé, "commandant du vaisseau le Dame de Beaujeu, je vous remercie de votre accueil. Je viens en paix au nom de mon pays et de la Terre."
Pandital acquiesça, puis il dit :
-"Le Général va vous recevoir, deux personnes de votre choix peuvent vous accompagner si vous le désirez." précisa-t-il, "le Centurion Absolvus et moi même assisterons à l'entretien, si vous n'y voyez pas d'inconvénients, bien entendu."
"Pas le moins du monde. " répondit Catholicus.
Il choisit alors pour l'accompagner Abdias Dernancourt et un des moines, qui n'était en fait que novices, c'était un jeune homme d'une vingtaine d'années qui s'appelait Ambroise Delaunay.
Puis, parmi les saintes reliques que lui avait confiées François II de Rohan, il prit le long coffret de bois contenant la Lance et suivit Pandital, qui le fit monter avec les autres dans un char conventionnel, tiré par des chevaux conventionnels non ailés pour se rendre au palais impérial.
Le Général Arès les reçut dans une vaste salle décorée de statues et de tableaux aux thèmes guerriers, mais aussi de rayons de livres couvrant des pans de murs entiers. Il était assis dans un grand fauteuil, vêtu d'une tunique ample d'intérieur, en train de carresser un chat endormi sur ses genoux.
Il y eut d'abord les politesses habituelles des rencontres diplomatiques, puis Catholicus offrit la relique au Commandant suprême de la planète qui afficha une mine admirative en découvrant l'objet. La conversation fut engagée sereinement jusqu'à ce qu'Ambroise Delaunay, dans l'impétuosité de sa jeunesse, eut la témérité de demander :
"Mon Général, contre qui êtes vous donc en guerre pour tenir toute cette armée constamment mobilisée ?"
Offusqués, ses compagnons lui intimèrent l'ordre de se taire en s'excusant auprès de leur hôte pour cette inconvenance. Mais celui-ci prit très bien la chose et se mit à rire.
"Votre curiosité est tout à fait, légitime, jeune homme," lui répondit il, "et vous avez le droit de le savoir".
Il se leva, déposa le chat sur un coussin et prit une grande baguette sur un meuble. Il ouvrit ensuite une paire de lourds rideaux en velours, découvrant une imposante carte de l'Univers peinte sur tout un mur.
En s'adressant essentiellement au jeune novice, qui semblait avoir acquis sa sympathie, il expliqua :
"Comme vous le savez, autour de la terre, il y a la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne, les Constellations et la Voie Lactée" énuméra-t-il, tel un maître d'école, désignant au fur et à mesure ce qu'il mentionnait de la pointe de sa baguette.
"La Voie Lactée, située à l'équateur de l'Univers, le partage en deux parties égales. C'est un océan d'étoiles liquides sans fond, on peut naviguer dessus et dessous comme sur de l'eau, mais si l'on tombe dedans, on a généralement peu de chances de s'en sortir.
On sait qu'elle abrite des Kraken, des Shoggoths et toutes sortes de créatures redoutables, mais la plus dangereuse de toutes c'est Ouroboros, le Serpent Cosmique, on dit qu'il a existé avant toutes choses, on l'appelle aussi Léviathan ou le Serpent de Midgard, il est si long qu'il encercle complètement l'Univers. Il dort en maintenant le bout de sa queue dans sa gueule pour éviter de bouger dans son sommeil, s'il se relâchait, l'Univers se disloquerait. Le jour où il se réveillera sera un jour funeste, car il annoncera la fin des temps."
Il déroula un écran de papyrus par dessus de l'illustration murale, une autre illustration y était peinte, plus petite que celle du mur, elle représentait l'Univers de profil. Arès poursuivit son exposé :
"La Voie Lactée, les étoiles et les planètes sont disposées au milieu de l'Univers sur un plan en forme de disque, le partageant en deux hémisphères. Au dessus et en dessous, vous pouvez voir ces deux hémisphères rattachées à la Voie Lactée qui en fait tout le tour et Ouroboros qui les maintient en place. Comme je vous l'ai dit, s'il se réveillait, les conséquences seraient gravissimes, les deux hémisphères se sépareraient et tout ce qui se trouve à l'intérieur se disperserait dans le néant.
Les parois des hémisphères nord et sud, sont constituées d'une substance mystérieuse d'un noir profond que nul ne peut atteindre sans se désintégrer, elles marquent les limites de l'Univers, une fumée noire s'en dégage en permanence, elle dissout comme de l'acide quiconque est assez téméraire pour s'en approcher."
Il réenroula le panneau et reporta l'attention de son auditoire sur l'illustration murale.
"Chaque planète joue un rôle dans le plan cosmique. Leur fonction primordiale est de protéger la Terre, car elle est le Joyau de la Création. Régulièrement, des créatures surgissent de la Voie Lactée seules ou en groupes, nous et les habitants des autres planètes sommes chargés de leur interdire l'accés à la Terre.
Ouroboros n'intervient pas, l'intrusion des créatures le laisse indifférent, il continue à dormir en les laissant passer car cela ne constitue pas, pour lui, une priorité.
La première ligne de défense, ce sont les Constellations, dont les étoiles tressent une clôture entre la Voie Lactée et les planètes, les figures du Zodiaque en sont les piliers. La plupart des créatures qui surgissent de la Voie Lactée se retrouvent empêtrées dans cet amas comme dans un buisson de ronces.
Celles que cette clôture n'arrête pas sont tout de suite détectées par les habitants de Saturne, dont les sens sont surdéveloppés, ils alertent aussitôt les autres mondes en faisant scintiller les anneaux de la planète.
Les habitants de Jupiter se tiennent prêts, ils vivent dans un monde de tonnerre et d'orages permanents, avec le temps, ils ont appris à maîtriser la foudre et lorsque surviennent les envahisseurs, ils les pulvérisent en un éclair. Généralement, nulle créature ne survit au passage de l'orbite de Jupiter, mais il arrive parfois que certaines en réchappent, elles doivent alors faire face aux guerriers de Mars.
Notre armement a beau être le plus sophistiqué et le plus puissant de l'Univers, il peut quand même arriver que des créatures traversent nos lignes et continuent leur périple vers la Terre, elles sont si nombreuses que l'on n'arrive pas toujours à les tuer toutes.
Là, il leur faut franchir l'orbite du soleil sans se faire brûler par les mystérieuses entités qui vivent à sa surface et dont le Roi est Apollon, elles sont très discrètes et communiquent peu avec les planètes. Ce sont elles qui entretiennent le feu de l'astre dont dépend toute vie, elles contribuent aussi à éliminer les intrus qui franchissent leur orbite.
Si ces derniers échappent aux habitants du Soleil, ils doivent résister aux sirènes de Vénus, sinon, attirés par leurs chants, ils plongent dans l'océan et périssent noyés."
Avec tristesse, Catholicus et ses compagnons repensèrent aux deux malheureux qui avaient fini ainsi lors de leur passage sur cette planète.
"Et si malgré cela il en reste," continua Arès, "elles ont affaire aux habitants de Mercure, des sortes grand singes en pierre vivante, ils sont capables de lancer des boules de feu et de lave à des milliers de lieues dans le ciel, les intrus qui pénètrent leur orbite se font décimer sous ce bombardement."
Les trois visiteurs hochèrent la tête d'un air entendu, ayant eux mêmes expérimenté l'accueil des Mercuriens.
"C'est ce qui produit les étoiles filantes," ajouta Arès, "les rochers lancés par les Mercuriens tombent sur la terre en se consumant, généralement, ils sont réduits à l'état de cendre avant de toucher le sol, mais il peut arriver que l'un d'eux s'y écrase avant de se désintégrer.
"Comme la pierre d'Ensisheim ?"
"Exactement, nous sommes au courant de cet incident, nous avons été rassurés en apprenant qu'il n'y avait eu aucune victime. Après Mercure," continua-t-il, "il ne reste plus que la Lune, qui constitue la dernière protection de la Terre. Elle possède un pouvoir d'attraction sur les créatures qui s'en approchent. Elles s'écrasent à sa surface et ne peuvent plus en repartir, car elles perdent la mémoire et se retrouvent prisonnières pour l'éternité, réduites à un état semi végétatif."
Dernancourt sursauta :
"Donc," dit il, "ces êtres que nous avons aperçus lors de notre passage sur la Lune étaient ?..."
"Oui," confirma Arès, "il s'agissait bien de créatures déchues qui n'ont pas réussi à atteindre la Terre. Je vous déconseille de retourner sur la Lune, à la longue vous perdriez aussi votre mémoire et seriez réduits à leur état."
"Nous nous en garderons bien !" assura Catholicus.
"Que représentent ces choses ?" demanda Dernancourt en désignant des traînées argentées qui parsemaient le tableau.
"J'allais y venir," répondit Arès, "il s'agit de sentinelles qui parcourent la Création en permanence pour traquer les créatures. On dit que leur origine précède la Création, ce sont des guerriers aux grands pouvoirs que vous pourriez qualifier d'anges. Ils ne s'arrêtent jamais pendant leur course, qui a commencé au début des temps et ne s'est jamais arrêtée. Parfois, vous pouvez en apercevoir un au voisinage de la Terre, ils sont ce que vous appelez des comètes."
Il reposa la baguette sur le meuble et il continua :
"Normalement, toutes ces mesures de défense sont suffisantes, mais parfois, il y a des créatures qui parviennent à atteindre la Terre, elles causent alors de terribles dégâts."
"Quel genre de dégâts ?" demanda Dernancourt.
"D'apporter le feu aux hommes, par exemple !" lança Ambroise Delaunay.
Catholicus et Dernancourt lui jetèrent des regards courroucés tandis qu'Arès, au contraire, hochait la tête en souriant comme un professeur satisfait de son élève.
"En effet, mon jeune ami," confirma-t-il, "apporter le feu aux hommes fut un des méfaits de ces créatures. Nous voulons éviter qu'elles ne fassent pire, alors nous patrouillons sans cesse notre secteur du ciel pour les arrêter."
"Ces créatures viennent vraiment de la Voie Lactée ?" demanda Catholicus.
"On ne sait pas d'où elles viennent ni ce qu'elles sont vraiment, certains pensent qu'elles vivent dans la Voie Lactée elle-même, d'autres pensent qu'à l'intérieur de la Voie Lactée se trouve un ou plusieurs passages menant ailleurs, cette théorie est très controversée."
"Comment serait ce possible ?" intervint Dernancourt, "en principe, l'Univers ne s'étend pas plus loin."
"Il y a pourtant quelque chose de l'autre côté de la Voie Lactée, mais nous ignorons quoi, aucun de ceux qui s'y sont rendus n'est jamais revenu. Certains disent que c'est l'Enfer, le Paradis ou encore le Purgatoire, d'autres pensent qu'il s'agit d'un autre Univers."
"Eh bien," répondit Catholicus, "nous allons aller voir çà de nous-mêmes."
"L'idée n'a pas l'air de vous séduire, mon jeune ami." remarqua Arès à l'attention de Delaunay.
"En effet," répondit il, "emmener les passagers du Dame de Beaujeu vers une mort quasi-certaine est un acte hautement criminel, sauf votre respect, capitaine, de plus, il me semble que Dieu a fixé des limites à l'Univers que nous ne devons pas franchir."
"Foutaises !" répliqua Catholicus, "d'abord, je ne commets aucun acte criminel, ceux qui ont accepté de me suivre l'ont fait en connaissance de cause, tout à fait conscients des risques qu'ils encouraient, de plus je suis convaincu que Dieu a mis tout ce qu'il a créé à notre disposition et qu'il ne nous est pas interdit de l'explorer."
Puis Il se leva et dit : "Mon Général, nous permettez vous de prendre congé ?"
"Bien entendu," répondit Arès, "mais avant, j'aimerais vous proposer quelque chose : pourquoi le jeune Ambroise Delaunay ne resterait pas ici, sur Mars, comme ambassadeur de la Terre ? Il pourrait nous en apprendre beaucoup sur la culture de votre monde, et lui même en apprendrait beaucoup sur le notre et reste de l'Univers, nous avons une bibliothèque des mieux fournies de la Création."
Les yeux du jeune officier brillèrent à l'évocation de tout ce savoir que le Général mettait à sa disposition, il se tourna vers Catholicus qui lui donna son approbation d'un signe de tête, puis il répondit :
"Mon Général, se serait un grand honneur !"
"Mon Général," intervint Absolvus, "je me propose d'accompagner l'expédition du Capitaine Catholicus en tant qu'ambassadeur de Mars auprès des habitants de la Terre, s'il est d'accord, bien entendu."
"Pour ma part, ce sera avec grand plaisir que je vous accueillerai à bord de mon vaisseau," répondit Cartholicus, "si le Général y consent. "
"Le Centurion Absolvus a mon autorisation pour se joindre à votre expédition. " répondit Arès.
Absolvus lui fit un salut romain, quant à Catholicus et Dernancourt, ils s'inclinèrent respectueusement avant de prendre congé.
Absolvus n'aurait jamais accepté d'embarquer sans son lieutenant, Maximien, le conducteur de son char mais aussi aide de camp, garde du corps, majordome, cuisinier, infirmier au besoin, et un tas d'autres fonctions qu'il accomplissait avec dévotion et une farouche loyauté.
Il n'était pas non plus question de partir sans Mérandar, son précieux cheval ailé. Il avait aussi emmené son char, mais il ne comptait pas s'en servir souvent, il préférait chevaucher l'animal, ce qui lui donnait plus de mobilité.
Comme l'expliqua un jour Maximien, cette race de chevaux volants possédait une sorte d'œuf philosophal naturel leur permettant d'annuler et de rétablir leur poids à volonté.
De plus, leurs facultés psychiques étaient bien supérieures à celles de tout autre animal, sur le plan de l'intelligence, ils étaient les égaux des hommes. Dans la société martienne, humains et chevaux ailés avaient le même statut et les mêmes droits au point qu'ils étaient élevés ensemble.
Chaque individu était séparé de ses parents dès la naissance et placé dans un établissement militaire. De ce fait, personne sur Mars ne connaissait ni son père ni sa mère, n'ayant pour toute famille que des officiers et des fantassins.
Absolvus avait ainsi grandi avec Maximien et Mérandar, à eux trois, ils formaient ce qui se rapprochait le plus d'une cellule familiale.
Les nouveaux venus étaient appréciés pour leurs nombreuses connaissances. Maximien, qui était fort habile de ses mains, avait fabriqué à Catholicus un octant semblable à ceux de l'Armée Impériale de Mars, il permettait de calculer à tout moment sa position exacte par rapport à un point de son choix.
Il avait aussi pris sur lui de démonter entièrement la Sphère armillaire de Léonard de Vinci, pour y apporter des améliorations ; il corrigea quelques trajectoires d'orbites et quelques épicycles et ajouta des corps célestes encore inconnus des savants de notre monde ; les astéroïdes qui gravitaient autour de la Terre avec les planètes.
Même s'il ne s'agissait que de cailloux stériles et sans vie, comme allaient bientôt l'apprendre les voyageurs, ils avaient leur utilité dans le Plan Cosmique.
Maximien avait fidèlement reproduit tous ceux qui étaient répertoriés dans son livret d'Éphémérides, dont chaque soldat martien possèdait un exemplaire. On y trouvait les noms de ces astéroïdes, leurs emplacements, leurs tailles et leurs fréquences d'orbite.
Il y en avait un peu partout entre les planètes, certaines avaient presque la taille de la Lune, d'autres étaient grosses comme des montagnes et certaines n'étaient pas plus grandes qu'un pâté de maisons.
Ce genre d'objet céleste servait à maintenir une position stationnaire stable quand il fallait s'arrêter, le temps de faire le point, par exemple, ou de réparer une avarie. Ils faisaient aussi des balises de secours faciles à repérer pour récupérer des rescapés.
Les trois compagnons, qui avaient l'habitude de parcourir le Ciel depuis l'enfance, savaient parfaitement se diriger dans ce labyrinthe de corps célestes et avaient l'air de s'y trouver à leur aise. Il était pourtant difficile de discerner un ordre dans ce chaos, mais pour eux, il y en avait un.
De plus, Absolvus connaissait un grand nombre de dignitaires de la Création, cela aussi allait s'avérer d'une grande utilité pour la suite du voyage.
On estimait avoir beaucoup gagné au change avec Delaunay, qui n'avait jamais été d'une réelle utilité et dont on regrettait peu le départ. Plus tard, on apprit qu'après avoir été le favori du Général Arès quelques temps, il était devenu son concubin (ce qui n'étonna personne).
Les Sentinelles
Cela faisait plusieurs semaines qu'ils avaient quitté Mars en maintenant le cap sur Jupiter, leur destination suivante. Les vents célestes leur étaient favorables, ils avançaient à un rythme régulier, n'utilisant que les voiles sans avoir à déployer les ailes.
La vie à bord était monotone, ponctuées par les tâches triviales du quotidien, ce qui exaspérait la plupart des passagers qui avaient envie qu'il se passe quelque chose. Leur vœu fut exaucé quand la vigie signala une comète arrivant silencieusement au dessus de leurs têtes à une vitesse effrayante.
La panique s'empara des passagers, mais Absolvus et Maximien parvinrent à les apaiser en leur parlant ainsi :
"N'ayez crainte," leur dit il, "si vous agissez exactement comme nous, il ne vous arrivera rien."
Le bolide s'approcha de plus en plus à une vitesse effrayante, instinctivement, les passagers se protègèrent de leurs bras, s'attendant à être pulvérisés comme avec un boulet de canon géant. Mais il ralentit et, aussi silencieusement qu'un nuage, approcha le navire par le flanc tribord. À l'arrêt, la comète était une énorme boule lunimeuse sphérique, sa queue n'apparaissait qu'en mouvement avec l'élan.
La boule se déforma et prit une apparence humaine, Absolvus mit un genou à terre en baissant la tête, imité par Maximien puis par les autres qui suivirent le mouvement.
"Seigneur Uriel," dit Absolvus, nous vous présentons nos respects. Nous nous rendons en paix sur la planète Jupiter pour une mission diplomatique."
L'entité qu'Absolvus avait appelée Uriel avait une taille absolument titanesque, il était une dizaine de fois plus grand que le Dame de Beaujeu et avait l'aspect d'un guerrier armé d'une hallebarde à la lame scintillante.
Uriel amena ses yeux au niveau du pont ; c'étaient deux lampes incandescentes à l'éclat insoutenable qui examinèrent minutieusement tout ce qui s'y trouvait. Son regard transperça même les parois du navire, qui disparurent l'espace d'un instant, révélant tout ce qui se trouvait à l'intérieur.
Puis l'entité recula et d'un signe de tête, fit comprendre qu'ils pouvaient continuer leur chemin, avant de redevenir une boule lumineuse et de s'éloigner silencieusement à une vitesse fulgurante, laissant derrière elle une trainée argentée.
Absolvus poussa un soupir de soulagement et déclara :
"Nous l'avons échappé belle, s'il n'avait pas été si bien disposé, il nous aurait réduits à néant d'un seul geste."
"Qui était-ce ?" demanda Catholicus.
"C'est une des Sentinelles dont vous a parlé le Général Arès, on les appelle aussi les Archanges, ils patrouillent le ciel sans répit pour traquer les envahisseurs.
Ce sont les êtres les plus puissants de la Création à l'exception du Serpent Cosmique Ouroboros qui niche dans la Voie Lactée. Leur chef s'appelle Métatron, c'est lui qui administre l'Univers et c'est à lui que nous rendont des comptes."
Jupiter
Progressivement, le Dame de Beaujeu quitta le secteur du ciel protégé par Mars et pénétra dans celui qui était protégé par Jupiter. Arès leur avait dit que c'était un monde de tempêtes et d'orages permanents, et que ses habitants, craints et respectés sur toutes les planètes, étaient des créatures très puissantes qui maîtrisaient la foudre et le tonnerre, ils allaient bientôt pouvoir le constater eux-mêmes.
À ce stade du trajet, la planète leur apparaissait comme un disque jaune et rougeoyant de la taille d'une pleine lune sur la Terre, ils en étaient encore loin, pourtant, les Jupitériens commençaient à leur lancer des éclairs.
Pour l'instant, il ne s'agissait que de salves d'intimidation, limitées à des explosions bruyantes et spectaculaires autour du vaisseau sans faire de mal à personne, mais si l'on s'avisait d'aller plus loin, la situation deviendrait sûrement critique.
Heureusement, Absolvus connaissait bien les Jupitériens, il les avait souvent rencontrés et savait comment leur parler. Il conseilla au capitaine de ralentir l'allure et de se diriger vers un astéroïde proche indiqué dans la Sphère armillaire.
Tandis que les éclairs continuaient à exploser alentours, le Dame de Beaujeu le rejoignit en peu de temps et y jeta l'ancre. Répertorié sous le nom de Cerberus dans les éphémérides martiennes, ce corps tellurique mesurait une trentaine de lieues de diamètre et orbitait à mi-chemin entre Mars et Jupiter.
Une fois que le bateau y fut amarré, Absolvus enfourcha Mérandar qui décolla d'une ruade avec un henissement triomphant. Le cheval ailé caracola dans l'espace noir paré d'étoiles multicolores avec son cavalier sur le dos quelques heures durant, puis il arriva aux abords de Jupiter.
Absolvus tira sur les rênes pour ralentir sa monture alors que trois créatures lumineuses venaient à sa rencontre. Elles volaient d'elles-mêmes dans l'éther avec aisance. Il s'agissait de specimen mâles, ne portant aucun vêtement. Ils étaient trois à quatre fois plus grands qu'Absolvus, leurs corps ressemblaient à de la lumière solidifiée, ils portaient de longs cheveux et de longues barbes semblables à du feu liquide rougeoyant et leurs yeux avaient l'air de deux morceaux de braise ardente.
Absolvus reconnut l'une des trois entités ; Catraévi, un seigneur de la planète accompagné de deux de ses vassaux. Il lui fit un salut romain en clamant :
"Je te salue, Catraévi !"
"Absolvus !" s'écria Catraévi en s'arrêtant avec les deux autres seigneurs à quelques mètres de lui. "Viens tu en paix ?" lui demanda-t-il.
"Je viens en paix, mon ami." répondit Absolvus.
"Alors sois le bienvenu. Que puis-je pour toi ?"
"J'accompagne une expédition qu'ont entreprise des habitants de la Terre, nous nous dirigeons vers la Voie Lactée."
"La Voie Lactée ? Quelle drôle d'idée !" s'exclama Catraévi, "et que voulez y faire ?"
"Nous voulons la traverser."
Le seigneur Jupitérien sursauta :
"La traverser ! Beaucoup ont essayé et ne sont jamais revenus. Au delà de la Voie Lactée, il y a des forces qui nous dépassent, même nous, avec notre puissance, n'oserions jamais nous aventurer dans une telle entreprise."
"Eh bien, nous avons la ferme intention de nous y rendre et de revenir indemnes." affirma catégoriquement Absolvus.
"Je salue le courage et la témérité, dont vous faites preuve, toi et tes compagnons. Amène les donc pour qu'ils rendent hommage à notre Roi."
"Je retourne les chercher de suite."
Quelques heures plus tard, il revint aux côtés du Dame de Beaujeu. Le capitaine Catholicus était sur le pont et il salua Catraévi et ses deux compagnons :
"Mes Seigneurs," dit il, "c'est pour moi un grand honneur."
"Tout l'honneur est pour nous." répondit Catraévi, "daignerez vous nous accompagner jusqu'au palais de notre Roi ?"
"Très certainement, nous vous suivons."
La planète Jupiter était dix fois plus grande que la terre, ils l'abordèrent par l'hémisphère sud et remontèrent quelques degrés au dessus de l'équateur par une trajectoire nord-nord-est en direction du palais royal.
Le sol ressemblait à de la roche en fusion émanant une lumière jaunâtre, bien qu'il fut solide puisque l'on bâtissait des constructions cyclopéennes dessus. Les paysages qu'ils survolèrent étaient essentiellement des montagnes titanesques alternant avec des vallées d'une profondeurs stygienne, sans trace aucune de végétation ni de vie animale.
Avec leurs tours et leurs minarets d'une hauteur vertigineuse bâties dans cette même roche ardente qui composait le sol, les villes étaient d'une splendeur à couper le souffle, mais celle où se trouvait le palais royal de Zeus les dépassait toutes en magnificence.
Nous l'avons vu, les habitants ressemblaient fort aux humains, mais ils étaient six à sept fois plus grands, leur corps ressemblaient à de la lumière solidifiée, et ils n'avaient nul besoin de vaisseaux pour se déplacer dans les airs car ils volaient sans effort où bon leur semblait comme des esprits désincarnés.
La société Jupitérienne était organisée en un système féodal, la planète était partagée entre plusieurs familles nobles soumises à l'autorité du Roi, Zeus. Ce dernier les reçut dans son palais, assis sur un imposant trône de nuées ardentes transpercées d'éclairs.
Zeus était plus grand que ses semblables, sa taille devait atteindre une dizaine de fois la taille moyenne d'un homme de la Terre, son corps luminescent avait l'aspect de la nacre pure, ses cheveux et sa barbe avaient l'air de couler sur ses épaules et son torse comme de la lave, ses yeux étaient des braises rougeoyantes et transperçaient l'âme de ceux qu'il regardait.
Catholicus se présenta à lui avec Dernancourt et Absolvus en s'agenouillant en lui disant :
"Sire, je suis le capitaine de ban Théodorus Catholicus, commandant du vaisseau le Dame de Beaujeu, au nom du Royaume de France et de son souverain Louis XII, je vous présente mes hommages avec ce présent."
Il tendit un des coffrets que lui avaient confiés les autorités ecclésiastiques ; il contenait la Sainte Tunique. Un serviteur vint la prendre et l'apporta au roi qui l'accepta avec un signe d'approbation.
"Je vous remercie, capitaine Catholicus," répondit Zeus, "relevez vous donc et soyez le bienvenu avec vos compagnons."
Les habitants de Jupiter ne consommaient pas d'aliments comme ceux de la terre ou de Mars, ils se nourrissaient d'énergie, mais ils purent tout de même offrir à leurs hôtes un breuvage évoquant l'Ambroisie chantée par Homère. Cette boisson qui rappelait l'hydromel était douce au palais et réchauffait le coeur de ceux qui en buvaient.
Puis Catholicus demanda l'autorisation de prendre congé, et le roi Zeus fit escorter le Dame de Beaujeu par Catraévi jusqu'aux limites de l'espace jupitérien mais pas plus loin, afin d'éviter un incident diplomatique avec les saturniens.
Catholicus ignorait si ces derniers les accueilleraient aussi bien que les martiens ou les jupitériens, Absolvus lui avait assuré qu'il n'y aurait aucun problème, pourtant, il éprouvait une certaine appréhension.
Saturne
Saturne se situait aux portes de la Création, devant les Constellations déployées telle un grillage devant la Voie Lactée et le néant extérieur supposé.
"J'ai souvent rencontré les saturniens," avait dit Absolvus à Catholicus, "je n'ai jamais réussi m'en faire des amis, ils sont par trop différents de nous tous, mais j'entretiens des rapports cordiaux avec eux."
"À quoi ressemblent ils ?" demanda Catholicus.
"Il y a autant de différences entre un habitant de Saturne et un habitant de Jupiter qu'entre un habitant de Jupiter et nous. En fait, Saturne et ses habitants ne sont pas vraiment réels."
Catholicus sursauta.
"Que voulez vous dire ?"
"Techniquement, Saturne et ses habitants, qui sont ou auront été une forme de vie plus ancienne que celles des autres planètes, n'existent plus depuis longtemps, depuis bien plus longtemps que la fondation de la Terre.
Actuellement, nous n'en percevons que leur projection astrale, le plan physique ayant totalement disparu. Par la force de leur pensée, les habitants de Saturne génèrent une enveloppe corporelle de lumière pour se rendre visibles, aimable concession envers les formes de vie moins évoluées.
Même si les Saturniens et leur planète sont tels des fantômes immatériels, ils représentent une puissance non-négligeable de la Création. Grâce à leurs sens surnaturels, ils perçoivent les intrus avant même qu'ils n'atteignent les Constellations. Ils leur projettent alors une violente attaque psychique qui sème la confusion dans leurs rangs, ce qui leur donne le temps d'alerter les autres mondes en faisant scintiller les anneaux de la planète."
Alors qu'Absolvus expliquait tout cela à Catholicus, la planète Saturne était en vue, elle n'était plus un simple point lumineux dans la nuit, on distinguait bien son disque et les anneaux qui se mirent soudain à scintiller en vagues de lumières multicolores avec une sorte de gémissement.
Ces scintillements et ces sons constituaient un code que comprenaient Absolvus, Maximien et Mérandar, ce dernier manifestait son excitation en grattant le pont avec ses sabots et en battant furieusement des ailes.
"Garde ton calme, mon ami," lui dit Absolvus, tu ressens comme nous l'appel du combat, le moment approche, soit patient."
L'étrange animal se ressaisit et replia résolument ses grandes ailes.
"Un groupe de créatures a franchi la barrière des Constellations," annonça Absolvus, traduisant le code, "il y en une centaine, elles arrivent par le nord-nord-est du quadrant, elles vont passer tout près de nous, tenez vous prêts."
"Prêts à quoi ?" demanda Catholicus, déconcerté.
Maximien avait ramené deux arcs et deux carquois. Absolvus prit l'un des arcs et endossa un carquois au moment où retentit un sifflement, d'abord très léger, qui s'amplifia progressivement jusqu'à devenir assourdissant.
"Là !" s'écria Maximien en désignant des traînées lumineuses sur le fond étoilé, des créatures étrangères arrivaient dans leur direction, Absolvus enfourcha Mérandar.
"Prêt, Maximien ?" demanda-t-il.
"Prêt, mon Centurion." répondit le lieutenant.
Les traînées lumineuses arrivaient à grande vitesse, il fut bientôt possible de les voir de près. Elles avaient une apparence humaine et sur leurs visages, que Catholicus apercevait comme à travers une brume, il crut remarquer l'expression d'une horreur intense.
"Hardi, Mérandar !" s'écria Absolvus.
Le cheval ailé se cabra victorieusement et décolla d'un bond.
Un hurlement déchirant obligea les passagers à se boucher les oreilles avec une grimace de douleur ; c'étaient les créatures qui passaient à trois ou quatre mètres du bateau dans un sauvage rugissement. Sur le pont, Maximien décocha une flèche sur l'une d'elles. Cette flèche eut des effets bien différents de ceux d'une flèche terrestre, elle ne la transperca pas seulement, elle la fit exploser comme une bombe.
L'onde de choc secoua le navire et tous ceux qui étaient à bord basculèrent, excepté le lieutenant martien, qui était habitué à ce genre de manœuvre et restait ferme sur ses jambes. Calmement, il engagea une seconde flèche et tira sur une autre créature qui explosa comme la précédente, cette fois ci, la déflagration manqua de renverser complètement le Dame de Beaujeu. Agrippé au bastingage, Maximien riait à gorge déployée, tandis que les autres tâchaient de ne pas passer par dessus bord.
Pendant ce temps, Mérandar et son cavalier se livraient à une véritable tuerie, le cheval traversait les rangs des créatures en hennissant joyeusement, tandis qu'Absolvus les faisait exploser dans un vacarme d'apocalypse avec ses flèches meurtrières.
Le massacre continua jusqu'à ce que le reste du groupe s'éloigne hors de portée. En tout, les martiens avaient pulvérisé une vingtaine de créatures, dont les restes flottaient dans le vide tout autour d'eux.
Une fois le silence revenu, Absolvus déclara :
"Les jupitériens s'occuperont d'eux. On y va, Mérandar."
Le cheval ailé revint se poser sur le pont et Absolvus mit pied à terre. Avisant Catholicus qui le regardait d'un air hébété, il lui dit en riant :
"N'êtes vous donc pas habitué au combat, capitaine ?"
"Au combat, oui," répondit Catholicus, " seulement, je n'appelle pas ceci du combat mais du carnage. Au cours de toutes les guerres que j'ai menées, mes adversaires pouvaient se défendre, les votres n'ont même pas riposté, il n'y a aucune gloire là dedans."
"Mon capitaine," répondit Absolvus piqué au vif, "vos critères terrestres ne s'appliquent pas dans les cieux. N'oubliez pas que toute innoffensives qu'elles paraissent, ces créatures apportent le mal. "
"Le mal !" s'exclama Catholicus avec dédain, "ces créatures ressemblent plus à de pauvres bougres terrorisés qu'à des démons."
"Ne vous laissez pas abuser," dit Absolvus," c'est ce genre de considération qui amène à goûter au fruit défendu et perdre le paradis."
Catholicus voulut répliquer quelque chose, mais à ce moment là, Saturne se mit à scintiller en produisant un son étrange, comme un chant d'église. Puis les anneaux de la planète se démultiplièrent, formant une sorte de tube lumineux bariolé qui serpentait en direction du Dame de Beaujeu.
Saisi de crainte, Catholicus cria à ses matelots :
"Déployez les ailes ! Arrière toute ! Arrière toute !"
Absolvus tenta de le calmer :
"Rassurez vous, nous ne risquons rien."
Sans même prêter attention à ses paroles, le capitaine continua à donner des ordres pour effectuer une manœuvre de repli. Il n'en eut pas le temps ; le tube lumineux du diamètre des anneaux de Saturne les avaient rattrapés à une vitesse fulgurante et emprisonnés dans un tunnel multicolore.
Tout le long de ce tunnel, des rangées de personnages fantomatiques s'étendaient à l'infini, comme une hallucinante haie d'honneur. Ils étaient des myriades et des myriades, ce qui les emplit tous d'effroi, à l'exception d'Absolvus, Maximien et Mérandar, qui avaient l'air de trouver ce spectacle plutôt banal.
Du fond du tube, qui évoquait un gigantesque entonnoir, une forme éthérée s'avança vers eux en voletant comme une plume et s'arrêta à quelques mètres du navire. En s'inclinant respectueusement, Absolvus lui dit :
"Hommage vous soit rendu, Seigneur Domiti."
L'entité avait, ou du moins s'était donnée un aspect humain, mais ses traits étaient flous et indistincts comme une vague esquisse. Elle s'inclina à son tour en répondant :
"Soyez le bienvenu, Centurion. Que nous vaut l'honneur de votre visite ?"
"J'accompagne une expédition de la Terre vers la Voie Lactée."
Le saturnien ne manisfesta aucune surprise, il se contenta de dire :
"Si vous voulez bien me suivre, Maître Cronos vous attend."
Il fit un demi tour sur lui-même sans bouger un muscle, puis, mu par la seule force de sa volonté, il partit en papillonant. Le Dame de Beaujeu s'ébranla et reprit sa course. Ils avançaient dans le vertigineux corridor infini de corps éthérés et de lumières bariolées, ne rencontrant aucun obstacle sur leur trajet.
Il fallut trois jours entiers pour atteindre le sol de Saturne, devrait on préciser qu'il s'agissait de son sol sur le plan astral, puisque sur le plan physique il n'existait plus depuis des éons.
Le tube d'anneaux s'estompa et le Dame de Beaujeu se retrouva au centre d'une foule astrale de saturniens, qui se scinda à un moment pour laisser passer un personnage que rien, dans son apparence, ne distinguait des autres. Pourtant, il était l'objet d'un infini respect puisque tout le monde s'inclinait devant lui.
Absolvus chuchota à l'oreille de Catholicus :
"C'est lui, Maître Cronos, le souverain du peuple saturnien, inclinez vous comme moi et préparez vous à lui offrir votre présent. De quel objet s'agit il, déjà ?"
"De la Coupe du Sacrifice." répondit Catholicus à voix basse.
"Parfait, cet artifact a une grande réputation," répondit le Centurion, "Cronos va sûrement apprécier."
Comme le lui avait recommandé Absolvus, Catholicus s'inclina et dit :
"Seigneur Cronos, je m'appelle Théodorus Catholicus, Capitaine du vaisseau le Dame de Beaujeu. Au nom du Roi de France, veuillez accepter mes hommages, ainsi que ce présent en gage d'amitié entre nos deux peuples."
Il ouvrit le coffret d'acajou et lui présenta sollennellement la Coupe du Sacrifice qui se trouvait dedans, insérée dans son emplacement de velours rouge. La silhouette fantômatique de Cronos sembla devenir tangible l'espace d'un instant, manifestement, le souverain de Saturne appréciait le cadeau.
"Je vous remercie infiniment !" s'écria-t-il, "cet objet existe sur tous les plans de la réalité, il est aussi tangible pour nous que pour vous."
Il avança sa main presque translucide vers le coffret, saisit la Coupe avec un gémissement d'extase puis il la leva au dessus de sa tête, alors une lumière surnaturelle en surgit comme de l'eau se répandant sur toute l'assistance, la plongeant dans un état de grâce et de plénitude tel que nul n'en avait jamais éprouvé.
Cette sensation se dissipa malheureusement très vite, car la lumière cessa de jaillir quand Cronos remit la Coupe dans son coffret.
"Soyez bénis à jamais, Capitaine Catholicus, vous et tous vos semblables."
Catholicus s'inclina respectueusement. Quand il se redressa, Cronos, les rangées de saturniens, le tube multicolore, tout avait disparu, le Dame de Beaujeu flottait dans le vide, à quelques encablures de la Vierge.
La lumière du Soleil parvenait jusqu'au Dame de Beaujeu, quand il passait derrière la Terre, les autres astres donnaient une clarté suffisante pour se diriger.
Les Constellations formaient un réseau de câbles célestes presque invisibles reliant les étoiles entre elles, il s'agissait de fils ectoplasmiques argentés si fins qu'on les distinguait à peine, parfois, un reflet les rendait visibles. On avait justement allumé des torches tout autour du bastingage pour mieux les repérer.
Absolvus et Maximien possédaient une carte de ce réseau, mais elle était trés sommaire ; habituellement, personne ne s'y aventurait. Manœuvrer à travers cette jungle de fils tendus sans les toucher était extrêmement périlleux ; si le Dame de Beaujeu n'en avait seulement effleuré qu'un, tous les passagers eussent été foudroyés.
On apercevait des dépouilles de créatures, mortes depuis plus ou moins longtemps, accrochées à ces fils tels des insectes dans une toile d'araignée. Les ailes du Dame de Beaujeu étaient déployées, mais parfois, il fallait les replier et passer sur son élan, ou bien le passage était trop étroit et il fallait changer de trajectoire pour en trouver un plus large.
Après avoir traversé une zone où les fils d'argent étaient très serrés, ils débouchèrent sur une autre où ils étaient au contraire, très espacés, ce qui leur laissa toute latitude pour utiliser les ailes.
C'est là qu'ils trouvèrent Janice.
Tout d'abord, le matelot de vigie aperçut quelque chose qui flottait dans le vide à quelques arpents droit devant, sur le moment, il était incapable de distinguer ce que c'était. En tous les cas, il ne s'agissait ni d'une étoile, ni d'une planète ni d'un astéroïde.
Le capitaine ordonna d'armer les couleuvrines et les canons Perrier et fit mettre le cap sur la chose. À mesure qu'ils en approchaient, ils purent se rendre compte qu'elle avait une forme humaine, revêtue d'un curieux vêtement blanc épais qui lui recouvrait tout le corps et portait un casque avec une visière en cristal.
Catholicus la fit hisser à bord. À travers la visière, il distingua un visage, un visage humain comme ceux des créatures qu'il avait vues aux abords de Saturne.
"Que faites vous ?" demanda Absolvus, qui avait remarqué les manœuvres inhabituelles du navire alors qu'il se reposait dans sa cabine.
"Je porte secours à un naufragé." répondit Catholicus en se penchant sur la silhouette étrangement revêtue allongée sur le pont.
"Vous êtes fou !" lui lança le Centurion, "ce naufragé est un démon, c'est complètement irresponsable de votre part de le ramener à bord !"
"Je ne vous demande pas votre avis sur ma façon de commander, je suis le capitaine de ce vaisseau et je fais ce qui me semble bon. Maître Marcotin, pouvez vous m'assister, s'il vous plait ?"
Le médecin de bord s'approcha pour aider le capitaine à défaire le casque de la créature. En tâtonnant, ils trouvèrent le mécanisme d'ouverture. Quand ils l'otèrent, une avalanche de cheveux noirs bouclés s'en échappa et ils découvrirent un visage de femme à la peau noire. Catholicus tomba immédiatement sous le charme et resta un moment à la regarder. La voix désagréable d'Absolvus le tira de sa rêverie :
"Regardez la couleur de sa peau !" S'écria t il en dégainant son glaive, "c'est un démon, il faut l'occire sans tarder !"
Catholicus se releva d'un bond en dégainant son épée.
"Imbécile ! Ce n'est pas un démon, c'est une femme nubienne. Si vous vous avisez de lui faire du mal, vous aurez affaire à moi !"
Il se tenait entre la femme qui commençait à reprendre conscience et le Centurion. Le redoutable glaive martien ne lui faisait pas peur, malgré les lueurs et les éclairs crépitants qu'il dégageait. Alors qu'ils étaient sur le point de s'entretuer, Maximien intervint :
"Messieurs, messieurs, allons, sommes nous donc des barbares ? Mon Centurion, nous pourrions recueillir de précieuses informations en interrogeant cette créature, rien ne nous empêche de la tuer plus tard."
"Pour ma part," ajouta Marcotin, "en tant que scientifique, j'aimerais avoir le temps d'observer ce spécimen avant qu'il ne passe de vie à trépas."
Absolvus continua de soutenir le regard de Catholicus, puis il dit :
"Bien, j'accepte d'épargner cette créature pour le moment, mais au moindre geste suspect de sa part, je n'hésiterai pas à la tuer."
Catholicus, rengaina son épée à contre cœur en l'avertissant :
"Si vous lui faites le moindre mal, vous aurez affaire à moi."
"Messieurs," intervint Marcotin, avant que les hostilités ne reprennent, "je suggère que nous traitions chaque problème en son temps, pour l'instant, il faut s'assurer que cette créature ne présente pas de danger sanitaire."
À ce moment là, la femme tentait de se relever, Catholicus accourut pour l'aider. Elle était faible, titubait un peu, mais parvint à se mettre debout en agrippant son bras. En la soutenant, il la conduisit à sa cabine, suivi d'Absolvus, Maximien, Dernancourt et Maître Marcotin.
Il interpella un matelot et lui ordonna de ramener un bol de potage de la cambuse. Il la fit asseoir sur sa couche et sortit de la cabine en poussant les autres devant lui pour qu'elle puisse se mettre à l'aise.
Le matelot arriva avec le bol de potage, Catholicus le lui prît des mains et le congédia. Peu après, la femme les appela pour signaler qu'elle avait fini. En fait, elle n'avait retiré que le vêtement blanc épais qui reposait par terre à côté de son casque. Dessous, elle portait une autre tenue moins épaisse que l'autre, d'une seule pièce de tissu bleu qui lui recouvrait tout le corps, avec un écusson représentant la Terre cousu sur le torse et des chaussons légers à ses pieds.
Catholicus entra timidement, suivi des autres. Maître Marcotin s'approcha d'elle, tenta de lui faire comprendre qu'il était médecin en lui montrant sa tenue, puis il se mit à l'examiner. Il colla d'abord son oreille sur sa poitrine puis dans son dos pour écouter son cœur et sa respiration, il lui écarta ensuite les mâchoires des deux mains pour regarder dans sa bouche. Sur le moment, elle eut peur, mais en comprenant qu'il ne lui voulait aucun mal, elle se détendit et joua le jeu en pouffant de rire pendant que le bon docteur lui manipulait la tête dans tous les sens.
"Cela suffit, Maître !" Intervint Catholicus.
Il tendit le bol à la femme, elle le prit à deux mains, lui fit un signe de tête pour le remercier et se mit à souffler sur le potage encore chaud. Catholicus attendit qu'elle ait bu quelques gorgées avant de l'aborder en latin, mais elle l'interrompit :
"Je parle le français, Capitaine, même si le mien a l'air un peu différent du votre. "
"Extraordinaire !" s'écria Catholicus, puis il continua : "je m'appelle Théodorus, et vous, quel est votre nom ?"
"Je m'appelle Janice." répondit elle.
"Janice, " lui dit il doucement en lui prenant la main, "soyez la bienvenue à bord de mon navire le Dame de Beaujeu. "
"Quand vous aurez fini de faire le joli cœur, nous pourrons peut être l'interroger," intervint Absolvus en latin, "je veux savoir qui elle est, d'où elle vient et pourquoi elle est ici !"
"Je m'apprêtais à lui demander, Centurion, " répondit sèchement Catholicus, "maintenant, je vous prie de vous taire pendant que je lui parle."
Absolvus s'apprêta à répliquer quelque chose, mais il se renfrogna en silence.
"Janice, comme vous l'avez sans doute deviné, ce gentilhomme désire savoir qui vous êtes, d'où vous venez et ce qui vous a amenée là. J'avoue que je serais, moi aussi, assez curieux de le savoir. "
"Je m'appelle Janice Souleyman et je viens de la Terre." répondit elle en désignant l'écusson sur sa poitrine.
"Comment est ce possible ?" s'écria Absolvus qui n'avait pas eu besoin de traduction, "elle arrive par la direction opposée."
"Centurion, je vous serais reconnaissant de ne pas intervenir et de laisser cette femme s'expliquer."
Revenant à Janice, il lui dit doucement :
"Pardonnez moi, très chère, mais votre réponse nous rend perplexes. Il se trouve que nous venons nous aussi de la Terre. Or, la Terre est de ce côté tandis que vous venez de la direction opposée, avez vous une explication ?"
"J'en ai une," répondit elle, "mais je ne suis pas certaine que vous la comprendrez."
"Allons bon !" dit Catholicus en souriant, "voilà que vous me prenez pour un idiot."
"Pas le moins du monde, Capitaine," répondit Janice, "seulement, pour vous expliquer cela, je dois évoquer des concepts scientifiques probablement encore inconnus là d'où vous venez."
"Essayez toujours." la défia-t-il d'un ton espiègle.
Janice se couvrit le visage des mains en prenant sa respiration, visiblement, elle ne savait pas par où commencer.
"Tout d'abord," se hasarda-t-elle, "il faut savoir qu'il existe d'autres univers que celui que vous connaissez, je n'ai pas menti en vous disant que je venais de la Terre, mais celle d'où je viens n'est pas la même que la vôtre."
"Mmmh, oui," répondit Catholicus, "continuez."
"Il existe des millions d'univers, beaucoup sont exactement semblables, avec des doubles de nous mêmes qui accomplissent les mêmes choses, simultanément ou en différé, d'autres connaissent des variations plus ou moins importantes."
"Vous voulez dire qu'en ce moment, il y a quelque part un autre Théodorus et une autre Janice en train de parler ?"
"Il y en a même plusieurs, un nombre infini en réalité ; des millions de Théodorus et des millions de Janice ont actuellement cette conversation, dans certains univers, j'ai peut être les cheveux plus courts ou plus longs, de même pour vous, selon les univers, vous serez vêtu de façons différentes, vous porterez la barbe ou vous serez glabre comme vous l'êtes actuellement."
Catholicus avait beaucoup de mal à envisager ces perspectives de la réalité, surtout avec Absolvus en train de marmonner à côté de lui, le moment était vraiment mal choisi pour s'impatienter :
"Vous allez vous décider à me traduire ce qu'elle vous a dit ?"
"Fichez moi donc la paix, Centurion !" le rabroua-t-il, "j'ai besoin de concentration pour comprendre ce qu'elle me dit et ce n'est guère facile." puis, s'adressant à la femme : "veuillez continuer, très chère, vous me disiez qu'il existe des millions d'univers dont certains ressemblent au notre."
"Oui, l'ensemble de ces univers est appelé Multivers, il constitue la totalité de ce qu'on peut appeler la Création et dont vous ne percevez qu'une infime fraction limitée à votre propre univers."
"L'univers d'où vous venez est il très différent de celui-ci ?"
"En effet, la Terre d'où je viens est très différente, notre époque n'est pas la même, d'après votre habillement et votre bateau, je dirais que chez vous, nous sommes à la fin du quinzième début du seizième si je ne me trompe pas ?"
"Nous sommes partis de la Terre en 1510, je ne sais pas combien de temps s'est écoulé depuis, on perd la notion du temps dans l'espace. "
"À qui le dites vous !" s'exclama Janice en riant, "sur ma Terre, nous vivons à une époque plus tardive, un peu plus de six siècles après vous, à la fin du vingt et unième siècle."
"Comment êtes vous venue dans notre univers et à notre époque ?"
"Nos savants ont créé un trou de vers, un passage si vous préférez, entre les univers du Multivers. Comme beaucoup de mes semblables, je l'ai emprunté pour venir ici. "
"Pourquoi venez vous ici, vous et vos semblables ? N'avez vous pas compris que vous vous y faites exterminer ?"
"Nous le savons très bien, nous avons envoyé des sondes dans votre univers avant de tenter de nous y rendre nous mêmes, nous sommes conscients que nos chances de survie sont extrêmement réduites, mais nous n'avons pas le choix."
"Comment cela ?"
"En venant ici, nous sommes quasiment certains de mourir, en restant dans notre univers, nous sommes absolument certains de mourir. Le Multivers auquel nous appartenons vous et moi est en train de subir un cataclysme sans précédent, du moins à notre connaissance, cela s'est peut être déjà produit, mais c'est difficile à savoir. "
"De quel genre de cataclysme s'agit il ?"
"Une brume blanche s'étend d'univers en univers, et tout ce qui s'y retrouve absorbé se dissout dans le néant. Sur son passage, ne reste qu'un vide immense dans lequel se retrouvent aspirés les univers épargnés, ils se fracassent alors les uns contre les autres et finissent par s' amalgamer, créant de nouveaux univers chaotiques résultant de la combinaison de plusieurs réalités et époques différentes."
"Sommes nous menacés aussi par cette brume blanche ?"
"Pas dans l'immédiat, vous n'êtes pas sur sa trajectoire et vous en trouvez suffisamment loin pour ne pas subir l'attraction du vide causé par la disparition de plusieurs milliers d'univers. Pour l'instant, votre zone du Multivers est stable et le restera tant qu'aucune calamité cosmique n'y surviendra."
"C'est pour cela que vous y cherchez refuge, même si vous y trouvez la mort ?"
"Si votre bateau coulait en mer, ne chercheriez vous pas refuge sur la première île venue, même s'il y a un volcan en éruption dessus ?"
"Je comprends, mais comment se fait il que vous soyez si nombreux à venir depuis des millénaires, votre nombre ne se réduit donc jamais malgré le temps et l'extermination systématique dont vous êtes l'objet ?"
"La brume blanche détruit des milliers et des milliers d'univers depuis des milliers et des milliers d'années, parmi eux, des milliers sont des versions plus ou moins semblables au mien, eux aussi ont créé un trou de vers menant à votre univers, qui se trouve être la destination commune à tous ces passages."
"Il y a donc d'autres versions de vous même qui sont déjà venues ?"
"Oui, des milliers et des milliers de Janice, comme je vous l'ai dit, mais il semble que je sois l'unique version à avoir survécu. Imaginez, notre parcours est vertigineux, tous les trous de vers aboutissent dans votre Voie Lactée, emportés par l'élan de notre chute dans le vortex, nous la traversons d'une traite sans pouvoir nous arrêter avant de nous retrouver dans le réseau mortel des constellations et sous le feu des planètes du système. "
"Vous ne pouvez pas venir dans un vaisseau comme le nôtre avec lequel vous pourriez contrôler votre trajectoire ?"
"Impossible, les trous de vers sont trop étroits, il y a juste la place pour laisser passer quelques dizaines de personnes à la fois. Si l'on pénétrait dans un univers semblable au mien dans ces conditions, il n'y aurait absolument aucune chance de survivre ; les lois physiques sont très différentes dans le vôtre, il est beaucoup plus petit et il y a de l'air respirable dans l'espace interplanétaire, ce qui est inconcevable chez nous."
"Notre univers diffère du vôtre à ce point ?"
"Vous n'avez pas idée, toutes les possibilités concevables par l'esprit humain, même celles qui nous semblent les plus fantaisistes existent, comme votre univers Ptoléméen avec la Terre au centre et le soleil qui tourne autour."
"Pourquoi ? N'en est il pas ainsi dans tous les univers ?"
"Non, en effet, nos sondes ont même repéré des univers où la Terre est un plateau placé sur le dos d'une tortue géante. Mais la majorité des autres ressemblent à celui d'où je viens, en général, ils sont infiniment plus grands, la Terre y fait mine d'un grain de poussière qui gravite humblement avec les autres planètes autour du Soleil."
"Dans quelle circonstances êtes vous arrivée dans notre univers ?"
"J'étais encore une enfant quand les savants de mon monde, comme ceux de milliers de mondes parallèles, ont découvert un passage sur le Multivers et le moyen de communiquer d'un univers à l'autre. Ils ont envoyé des sondes dans plusieurs régios du Multivers hors de la portée de la brume, c'est ainsi qu'ils ont découvert votre univers qui nous a semblé si étrange au premier abord, mais qui était le seul dans lequel on pouvait s'introduire en ayant une chance infime de survie.
La menace se précisait chaque jour, même si la brume était encore loin dans notre univers, son influence commençait à se faire sentir, l'équilibre des galaxies et orbites de leurs astres était déjà perturbé, provoquant des cataclysmes un peu partout sur les planètes et les étoiles.
Dans notre propre système, les éruptions solaires devenaient de plus en plus fréquentes et l'orbite de la terre se modifiait de manière alarmante. Certes, la brume blanche était encore loin et mettrait encore des millions d'années avant de dévorer notre système, mais d'ici là, à cause du désordre gravitationnel qu'elle occasionnait, l'univers allait rapidement se transformer en amas de gravier en vrac, plus aucun ordre ni organisation en ellipse ou en spirale, finies les orbites et les trajectoires harmonieuses des corps célestes dans la nuit.
Lorsque Evgueni et ses confrères sont parvenus à ouvrir le Trou de Vers menant à votre univers, les gouvernements du monde entier se sont organisés pour évacuer la Terre le plus vite possible. Mais c'était difficile, car il n'y avait qu'un seul portail que l'on avait érigé au centre du continent européen. Comme je vous l'ai dit, on peut faire passer que quelques dizaines de personnes à la fois, Evgueni et moi sommes passés dans les premiers en sautant dans le pont Enstein-Rosen."
"Le ... ?" l'interrompit Catholicus étourdi par ce flot d'informations.
"Pardon, c'est le nom que l'on donne à ce passage. Nous nous tenions la main quand nous avons sauté, nous avons débouché dans votre Voile Lactée qui nous apparaissait comme un fantastique océan peuplé de créatures extraordinaires. Propulsés par notre élan, nous en avons surgi comme des flèches droit vers les Constellations, où Evgueni fut foudroyé en touchant un filament. Il avait lâché ma main au dernier moment, mais j'ai quand même reçu une partie de la décharge et j'ai perdu conscience. Je me suis mise à dériver et peut être aurais je péri foudroyée à mon tour au contact d'un autre filament si vous ne m'aviez trouvée et secourue."
"Qui était cet Evgueni qui vous accompagnait ?" demanda Catholicus, en réprimant un léger sentiment de jalousie.
"C'était mon père adoptif, quand je suis devenue orpheline à l'âge de six ans, il m'a receillie et élevée comme sa propre fille. Il séjournait dans mon pays à l'occasion d'un congrès de savants comme lui. Il m'a trouvée dans la rue, j'étais alors une orpheline à moitié morte de faim qui vivait de mendicité, et il m'a ramenée dans son pays. Là, il m'a donné le gîte et le couvert et m'a envoyée dans les meilleurs collèges d'Europe où j'ai obtenu mon diplôme d'Astrophisycienne."
Elle sortit quelque chose d'une poche de sa combinaison, c'était un petit carré de carton qu'elle tendit à Catholicus. Il le prit délicatement entre ses mains comme une relique et l'examina avec curiosité exécuté de manière extraordinairement réaliste. Il représentait Janice, souriante, revêtue d'une longue robe noire debout à côté un homme blanc d'un certain âge aux cheveux grisonnants et non moins souriant, d'un sourire radiaux, le sourire de fierté d'un père pour sa fille et ils tenaient tous les deux un document encadré.
"C'est Evguei et moi," commenta Janice, "le jour où l'on m'a remis mon diplôme."
Comme Catholicus semblait hypnotisé par ce portrait, elle attendit un moment avant de lui demander poliment :
"Puis je récupérer ma photo, Capitaine ?"
"Votre... photo ..?"
"Le petit portrait que vous tenez entre vos mains, c'est ainsi que çà s'appelle, auriez vous la bonté de me le rendre ? C'est tout ce qui me reste de mon passé."
"Oh, bien sûr !" s'exclama Catholicus en lui tendant le carré de carton, "veuillez me pardonner, mais je n'ai jamais vu un portrait aussi bien exécuté, l'artiste est vraiment très talentueux."
Janice ouvrit la bouche comme pour expliquer quelque chose à ce sujet, mais elle se reprit et se contenta d'un "mmmh" en remettant la photo dans sa poche.
"Tout cela est vraiment difficile à croire !" dit Catholicus.
"Pensez vous que l'idée de voyager dans l'espace avec un bateau me semble plus crédible ? Même si vous lui avez ajouté des ailes," répondit Janice, " comment avez vous fait pour quitter la terre ? Il vous faudra m'expliquer ce mystère, Capitaine."
"Lorsque vous serez reposée, je me ferai un plaisir de vous expliquer tout cela." lui proposa-t-il.
"J'en serai ravie," répondit Janice "j'aimerais seulement me reposer un peu auparavant."
"Ma cabine est à votre disposition" répondit Catholicus, "vous y êtes chez vous, quant à moi, j'irai m'installer dans le quartier des officiers."
"Je ne veux pas vous causer de dérangement."
"Pas le moins du monde, je peux vous l'assurer, le quartier des officiers est très confortable. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à demander, si vous voulez me voir, bien souvent, je suis sur le pont."
"Je vous remercie Capitaine."
"À bientôt, Dame Janice."
"À bientôt, Capitaine Catholicus."
Alors qu'il refermait la porte derrière lui, Absolvus l'interpella
"Vous pactisez avec l'ennemi, en plus, vous lui proposez de lui montrer nos défenses, c'est de la haute trahison !"
Catholicus s'apprêtait à lui donner une réponse cinglante quand un matelot surgit en s'écriant :
"Capitaine ! La Voie Lactée est en vue !"
"Parfait, nous allons enfin sortir de ce buisson de ronces que sont les Constellations."
Il monta sur le pont, un officier lui passa une lunette avec laquelle il scruta le lointain droit devant ; les lueurs de la Voie Lactée commençaient à être visibles. Les étoiles devenaient plus éparses et le réseau de filaments mortels plus large à mesure qu'ils approchaient des limites des Constellations. Devant eux, un véritable océan de lumière s'étendait à l'infini.
En réalité, la Voie Lactée était composée de particules d'étoiles étincelantes assemblées en forme d'anneau autour de la Création et sur lesquelles on pouvait naviguer comme sur de l'eau. Les voyageurs venant d'un autre univers étaient contraints de le traverser pour pénétrer dans celui là.
Les créatures étaient précipitées malgré elles dans le réseau piégé des Constellations où bon nombre d'entre elles allaient périr avant d'atteindre l'intérieur de la Création.
Catholicus avait prévu de longer la Voie Lactée sans y pénétrer avant d'emprunter un itinéraire de retour le plus sûr possible à travers les Constellations. Seulement, en arrivant sur le rivage, à la vue de cet océan qui s'étendait devant lui, il ne put résister à la tentation de s'y aventurer, résolu à ne faire que quelques lieues avant de revenir.
Le navire se mit à évoluer dans des flots onctueux parsemés de grains de lumière scintillante, on sentait la substance glisser sous la coque comme une caresse, jamais, au cours d'une vie, ne pouvait on éprouver pareille sensation.
Soudain, quelque chose surgit des flots en envoyant des gerbes argentées alentours. Sur le moment, il crut qu'il s'agissait de quelque sorte de dauphin céleste, mais ce n'était qu'une créature étrangère avec sa tenue de toile épaisse et son casque à visière de cristal caractéristiques.
"Bonne chance, mon ami..." murmura-t-il à son intention.
On en voyait parfois surgir des flots comme des poissons volants, seuls ou en petits groupes d'une dizaine d'individus, voire plus, tous portaient la même tenue que sa passagère. Catholicus avait le cœur serré en se disant que, parmi ces réfugiés d'un univers mourant, se trouvait peut être un double de Janice. D'ailleurs, celle ci était en train de dormir dans sa cabine.
Alors qu'il contemplait l'horizon bariolé, une détonation retentit à l'arrière et secoua violemment le navire. Catholicus se précipita à la poupe et vit Absolvus, dans la posture d'un chasseur de baleines, brandissant son pilum qu'il avait attaché à la rambarde avec un filin et qui guettait quelque chose dans les flots.
"Que faites vous donc ?" s'écria Catholicus.
"Vous voyez bien," répondit Absolvus, "je chasse."
Au moment où il disait cela, Absolvus s'apprêtait à lancer son pilum, il eut juste le temps d'apercevoir une ombre dans les flots avant que l'arme du Centurion martien ne la frappe, ce qui produisit une nouvelle détonation. Le pont fut secoué et il faillit perdre l'équilibre.
"Arrêtez immédiatement !" s'écria Catholicus en essayant de lui arracher l'arme des mains, mais l'autre résistait.
À ce moment, Maximien arriva accompagné de Mérandar et de Janice, qui avait enfilé une robe de chambre.
"Messieurs !" les interpella Maximien, "allez vous me dire ce qui se passe ?"
"Le capitaine refuse de me laisser faire mon devoir, celui d'abattre des abominables créatures."
"Ces créatures n'ont rien d'abominables," répondit Catholicus, "ce sont des gens comme vous et moi qui fuient une menace mortelle, on devrait les aider au lieu de les massacrer."
"Cessez de divaguer, c'est cette créature démoniaque que vous avez accueillie à bord qui vous a mis ces idées saugrenues en tête, en réalité, il s'agit de démons malveillants qui se présentent sous un aspect séduisant et vous endorment avec de belles paroles. Vous les prenez pour des victimes qui fuient un danger mortel, vous vous appitoyez sur elles, mais une fois que vous les avez introduites dans votre monde, elles ne cherchent qu'à le saccager et y semer la mort."
Catholicus secoua la tête.
"C'est vous qui divaguez avec vos légendes de bonnes femmes."
Absolvus se mit à rougir de colère.
"Comment ?" s'exclama-t-il, "vous traitez les prophéties de nos maîtres de légendes de bonnes femmes ? Elles ont été prononcées des éons avant votre naissance !"
"Vos maîtres ont ils pris la peine de savoir qui étaient ces créatures, et d'où tenaient ils, d'abord, qu'elles étaient maléfiques ?"
"Je... ils..." balbutia Absolvus en rougissant à nouveau, de confusion cette fois, puis il reprit plus posément : "c'est l'ordre cosmique que nous défendons, ces créatures risquent de les déséquilibrer si nous les laissons s'installer dans notre univers, on a besoin de les éliminer comme des corps étrangers, comme des germes mortels qui nous infectent."
"Je ne suis pas convaincu que ces créatures représentent un danger."
"Et vous voudriez les accueillir jusqu'à quand ? Jusqu'à la fin des temps, elles déferlent dans notre univers depuis des milliers d'années, il en déferlera encore pendant des milliers d'années, imaginez si on les accueillait tous ?"
Catholicus ne savait que répondre, déchiré entre ses convictions humanistes et la cruelle réalité.
Il n'eut pas le temps de méditer sur ce cruel cas de conscience, car soudainement, les étoiles semblèrent s'éteindre les unes après les autres, le ciel s'assombrit et l'océan céleste brilla d'une lueur plus vive. Les flots montèrent de plus en plus, un vent de tempête commença à souffler et ils se retrouvèrent ballotés dans un raz de marée de feu blanc liquide.
Lentement, une silhouette monta au dessus des vagues, elle était aussi brillante que les flots qui l'entouraient, mais elle s'en distinguait par son immobilité. Quand elle émergea, elle eut d'abord l'aspect d'un rocher, puis celui d'une île et celui d'un continent avant de se redresser, révélant le cou et la tête d'un dragon géant. La bête fantastique ouvrit largement ses mâchoires et poussa un rugissement assourdissant, dont les vibrations manquèrent de désceller les fixations de la charpente du vaisseau.
"Ouroboros !" s'écria Maximien avec effroi, "le Serpent Fuyard, le Serpent Tortueux, le Dragon qui habite la mer, il ne devait pas s'éveiller avant la Fin des Temps, qu'avez vous fait, Centurion ?"
D'un air hébété, Absolvus contemplait l'extraordinaire créature.
"En arrière toute !" ordonna Catholicus à son équipage.
Le navire était secoué dans tous les sens, on n'avait pu replier les ailes qui commençaient à se déchirer, les voiles partaient en lambeaux, quant au gouvernail et à la voile ventrale, ils furent arrachés en un rien de temps. Le Dame de Beaujeu n'était plus qu'une épave à la merci des éléments cosmiques.
"Je vais l'occuper pour vous laisser le temps de fuir. " déclara Absolvus. Il monta sur la rambarde, s'apprêtant à sauter, quand un henissement familier attira son attention ; c'était Mérandar qui accourait derrière lui.
"Non, mon ami, tu ne m'accompagneras pas dans cette dernière bataille. Je veux que tu sauves ta vie, pars avec les autres, c'est moi qui ai commis une faute en réveillant Ouroboros de son sommeil éternel, je dois maintenant la réparer seul."
Le cheval protesta en un furieux hénissement et attira son Centurion avec son aile.
"Bien," lui dit Absolvus, "puisque telle est ta volonté..."
Il sauta sur son dos et en dégainant son glaive, il s'écria :
"Hardi, vaillant camarade !"
Mérandar se cabra fièrement avant de s'élancer vers le monstrueux dragon, avec un cri guerrier des plus menaçants, Absolvus fit tournoyer son glaive en traçant des cercles de feu dans l'air.
La bête tourna sa tête grosse comme une montagne et ouvrit largement ses mâchoires pour pousser un rugissement sauvage, le cavalier et sa monture furent ralentis par le souffle qu'il émit, mais ils continuèrent à avancer.
"À moi, Ouroboros, Serpent de Midgard, Léviathan de l'Abîme !" lui cria-t-il, "c'est moi qui t'ai tiré de ton sommeil, c'est moi qui t'y replongerai. Pour sûr, je ne te vaincrai pas, mais je t'épuiserai à tel point que tu te rendormiras pour les mille ans à venir !"
Le dragon poussa un nouveau rugissement qui manqua de désarçonner Absolvus, mais il s'accrocha à l'encolure de Mérandar.
"Tiens bon, mon ami," lui dit il, "approche toi suffisament pour que je puisse l'atteindre."
Le cheval ailé manoeuvra habilement, il contourna la tête du dragon et s'approcha de sa nuque. Absolvus engagea une flèche dans son arc et la tira à la base du crâne ; à l'impact une explosion se produisit qui n'entama pas la cuirasse du monstre mais lui fit assez mal pour le mettre en colère.
Mérandar tourna autour de lui comme une mouche tandis qu'Absolvus lui tirait des flèches sur le dos et dans le flanc, à chaque fois, une explosion spectaculaire se produisait et semblait affecter légèrement la créature. Quand il n'eut plus de flèche, il jeta son arc et son carquois dans le vide et dit à l'oreille du cheval ailé :
"Approche toi encore un peu, s'il te plait."
L'animal obéit, alors Absolvus dégaina son glaive et lui cria :
"Sauve toi !"
Puis il se mit debout sur la selle et sauta sur le dragon. Le cheval ailé poussa un henissement de protestation et plongea pour rejoindre son Centurion dans une mort glorieuse.
L'équipage manœuvra tant bien que mal avec les voiles et les ailes pour s'éloigner de ce pandaemonium. Seulement, la bataille propageait des vagues d'étoiles et des déplacements d'air dans lesquelles il était quasiment impossible de suivre une trajectoire stable, et surtout de rester à flots.
Si le bateau coulait, il s'enfoncerait dans les profondeurs de la Voie Lactée et les passagers périraient noyés dans cet océan d'étoiles. Ils parvinrent à s'éloigner du combat, mais une gigantesque vague se souleva devant eux et retomba brutalement sur le navire.
Catholicus reprit douloureusement connaissance, il était allongé sur le ventre, il se leva péniblement, ses mains s'enfonçaient dans du sable mouillé tandis qu'il s'appuyait sur ses bras. En redressant la tête, il vit un ciel bleu parsemé de nuages blancs, au loin, le cri familier des mouettes résonnait dans la brise salée.
Manifestement, ils n'étaient plus dans les cieux, mais bel et bien sur la Terre. Comment étaient ils revenus ? Ils ne le sauraient jamais. Il se releva, plus loin, il aperçut l'épave du Dame de Beaujeu échouée sur la plage, tout autour, des passagers qui avaient, comme lui, été éjectés par le choc gisaient dans le sable mêlé d'eau.
Beaucoup étaient morts, à première vue, ils n'étaient que trois survivants qui s'étaient spontanément regroupés, Maître Marcotin, Dernancourt qui serrait son manuscrit et le journal de bord du capitaine contre sa poitrine et lui-même.
Catholicus se précipita à l'intérieur de l'épave et se mit à chercher d'autres victimes, mortes ou vivantes. Il finit par trouver celle qu'il cherchait en particulier ; Janice avec une caisse en travers de sa poitrine qui l'avait écrasée dans sa chute. Il dégagea la caisse et prit la femme dans ses bras, elle n'était pas morte, elle respirait légèrement, du sang sortait de sa bouche et son pouls était faible.
Il la souleva délicatement et sortit du navire alors qu'une sinistre lueur verdâtre commençait à se répandre.
"L'Oeuf Philosophal !" pensa-t-il en un éclair.
Il se mit à courir en serrant Janice contre lui et cria aux autres :
"Éloignez vous, çà va exploser !"
Ils eurent à peine le temps de fuir que le souffle d'une gigantesque explosion les jeta à terre.
Quand le calme fut revenu et qu'ils se relevèrent, à l'emplacement du Dame de Beaujeu il n'y avait plus qu'un cratère d'où se dégageait une épaisse fumée noire.
"Heureusement," dit Dernancourt, "j'ai réussi à sauvegarder nos témoignages écrits et les plans du navire, nous pourrons raconter au monde ce que nous avons vu."
Absolvus, qui avait protégé Janice de son corps au moment de l'explosion, l'allongea sur le sable, il retira sa veste, la roula en boule et la plaça sous sa tête. En lui caressant doucement le visage, il l'appela :
"Janice, de grâce, réveillez vous, ne mourrez pas, je vous en supplie !"
Janice entrouvrit les paupières sur ses yeux rougis, du sang se mit à couler de son nez et du coin de sa bouche, son teint était grisâtre, elle n'en avait plus pour longtemps, c'était manifeste, Marcotin n'avait nul besoin de l'ausculter pour le confirmer.
Elle sourit en voyant Catholicus, elle trouva la force de lever la main et de lui poser sur sa joue.
"Théodorus," lui dit elle d'une voix faible, "je... je suis très honorée de vous avoir connu."
"Mais vous me connaîtrez encore !" répliqua Catholicus, avec des larmes qui commençaient à brouiller sa vue, sa gorge le serrait, çà lui faisait mal de parler : "vous allez survivre, Janice, et je vous emmènerai chez moi, à Chinon, vous serez traitée comme une reine."
Elle lui saisit une mèche de cheveux pour l'obliger à se pencher et l'embrassa.
"Adieu, Capitaine." lui murmura-t-elle avant que ses yeux ne se ferment et que sa tête ne retombe.
"Janice ! Janice !" se mit à hurler Catholicus, il sentait une douleur insupportable à l'idée de la perdre, "Maître Marcotin, faites donc quelque chose !"
Le médecin tâta le pouls de la jeune femme, puis il se tourna vers le capitaine et le regarda tristement. Catholicus fondit en larmes en serrant le corps sans vie contre lui.
Ainsi se termine ce récit, du moins, est ce tout ce que l'on est parvenu à sauver, le reste était illisible. Le Capitaine Catholicus et ses compagnons sont sans doute rentrés chez eux, mais on ne saura jamais ce qu'ils firent après. Les seuls mots que l'on a pu déchiffrer dans les fragments du joural de bord du capitaine étaient :
"...de larmes et de sang..."
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