Cela faisait plusieurs jours que Joseph marchait dans le désert, épuisé, affamé, déshydraté. S’il ne rencontrait bientôt personne pour le secourir, il était sûr qu’il allait mourir. Il revenait d’un long voyage, il rentrait chez lui en diligence avec d’autres passagers, quand ils s'étaient fait attaquer par une bande de desperados.
Joseph fut miraculeusement épargné, occupés que ces criminels étaient à massacrer, à violer les femmes et se disputer le butin. L’un des bandits lui avait donné un coup de crosse sur la tempe, il était tombé à terre, assommé et laissé pour mort.
Quand il reprit conscience, il se vit entouré de cadavres et de vêtements éparpillés, mais il ne perdit pas courage. Il vérifia s’il n’y avait pas de survivants et se résigna à donner une sépulture de fortune aux morts en les recouvrant de pierres. Puis il se mit en route, sans savoir où il allait.
Il n’avait pas compté le nombre de fois où il avait vu le soleil se coucher, mais çà faisait longtemps qu’il marchait. Trop longtemps. Il sentit le découragement le gagner, et il tomba à genoux. Il leva le visage vers le ciel et s’écria : « Ô Dieu, aide moi ! » avant de perdre connaissance.
Quand il revint à lui, il était attaché à un brancard. En tendant le cou, il aperçut des indiens sur des chevaux qui l'emmenaient quelque part, il les interpella mais ils semblaient l’ignorer.
Il se résigna à attendre la suite des évènements en silence. Qu’allait il lui arriver ? Les hommes qui l’avaient lié sur ce brancard n’avaient peut être pas de mauvaises intentions, ils l'avaient trouvé inanimé dans le désert et lui avaient porté secours, ce n'était sûrement pas pour lui faire du mal. On allait voir. Il remit paisiblement son sort entre les mains de Dieu et s’endormit, bercé par le pas du cheval qui le trainait sur le chemin.
Il fut bientôt réveillé par des secousses ; ils avaient emprunté un chemin cahoteux, inconfortable pour lui autant que pour les chevaux qui manquaient de tomber à chaque pas. Mais cela ne dura pas longtemps, car dès qu'ils eurent franchi une grande arche de pierre, ils s’arrêtèrent.
Un des indiens vint le délier du brancard, lui tendit une gourde de peau à laquelle Joseph but avidement, puis il lui demanda en anglais : « arriveras-tu à marcher ? »
« Je pense que oui. » répondit Joseph.
L’indien l’aida à se relever et en le soutenant par le bras, il lui dit : « Je m’appelle Pacuméni, je suis le chef du peuple de Zarahemla. Et toi, qui es tu ? »
« Je m’appelle Joseph, je suis pasteur, et je voyage beaucoup pour secourir ceux qui ont besoin de moi. » répondit Joseph.
« Eh bien, Joseph, je te souhaite la bienvenue à la Nouvelle Zarahemla. » lui dit l’indien en l'invitant d'un geste à se retourner. Joseph fut saisi de stupeur en découvrant le spectacle qui s'offrait à lui ; à ses pieds s’étendait une immense vallée verdoyante, avec des bois en son centre, entourés de champs et de pâtures où paissait du bétail et une rivière qui la traversait dans son milieu. Cette vallée était enclavée par de grandes falaises avec des centaines d'habitations creusées dans la roche.
C'étaient des troglodytes, Joseph avait déjà entendu parler d’indiens qui vivaient ainsi, mais il n’en avait encore jamais vu, et il ne soupçonnait même pas qu’il y en eut dans la région.
L’endroit grouillait de vie, de loin, on distinguait le va-et-vient incessant d’hommes, de femmes et d’enfants vaquant à leurs occupations.
Quand ils s'approchèrent, un attroupement se forma autour d’eux que Pacuméni dissipa d’un geste autoritaire avant d'inviter Joseph à le suivre. En lui faisant emprunter une échelle,il l'emmena chez lui, dans une des habitations creusées dans la falaise à cinq ou six niveaux du sol. Joseph fut pris d'un léger vertige qu'il maîtrisa bien vite.
Le peuple qui résidait là était si nombreux qu’on ne pouvait plus parler de tribu, l’ensemble de leurs habitations équivalait à celui d’une ville américaine moyenne. Comment un groupe humain aussi important a-t-il pu échapper à l’attention du monde moderne ? Se demandait il. Comme s’il avait deviné ses pensées, Pacuméni lui dit :
« Nos ancêtres sont venus d’un pays lointain par delà l’océan. Ils se sont établis sur ce continent et prospéré en paix, mais leurs descendants se sont divisés en deux peuples : les Néphites et les Lamanites qui se faisaient toujours la guerre. Heureusement, certains d'entre eux, dans les deux camps, désiraient la paix, alors ils se sont unis pour construire Zarahemla, ce n'était pas celle où nous nous trouvons, ici, c'est la Nouvelle Zarahemla. »
« La première Zarahemla était la plus grande cité du continent, le cœur de notre civilisation. C'était un lieu de commerce, d'industries autant que d'échanges culturels qui rayonnait sur toute cette région du monde. Puis sont arrivés les hommes blancs avec leur cortège de mort et de destruction. Ils anéantissaient tout sur leur passage, ils massacraient les populations avec leurs armes à feu, ils incendiaient les villes, ils effaçaient à jamais notre nom. »
« Zarahemla était encore épargnée, les chefs des clans et des tribus Néphites et Lamanites s'y réunirent pour conclure une paix définitive et réfléchir ensemble au moyen d'échapper à ce fléau. Il fut décidé d'un commun accord de faire disparaitre toute trace de la cité en y mettant le feu . »
« Les hommes blancs étaient encore loin, mais ils se rapprochaient, il fallait faire vite, les archives, les livres, les œuvres d'art et les biens divers furent soigneusement emballés pour être transportés ici avec la population, les dirigeants de Zarahemla connaissaient depuis toujours cet endroit isolé du reste du monde, mais ils en avaient gardé le secret en prévision de circonstances comme celles là. »
« Ainsi, depuis des siècles, les hommes blancs, ne l’ont jamais trouvée. Mais avec la civilisation en marche, nous craignons que çà n'arrive un jour, ce serait notre fin. Aussi, dans quelques mois, nous détruirons l'unique accès à cette vallée ; l'arche de pierre sous laquelle tu es passé avec nous pour arriver ici. »
« En détruisant ce passage, vous allez isoler Zarahemla à jamais du reste du monde ? » demanda Joseph avec inquiétude.
« Oui », répondit Pacuméni.
« Et vous allez me laisser partir avant, n'est ce pas ? »
Pacuméni secoua la tête d'un air triste.
« Il faut me laisser partir ! » protesta Joseph, « j'ai une famille, une femme, des enfants, des responsabilités ! »
« Tu dois comprendre que nous devons nous protéger, c'est notre loi ; aucun étranger qui découvre l'existence de Zarahemla ne doit en repartir. Si nous te laissons retourner chez toi, nous nous mettons en danger car tu connais l'emplacement de notre cité. Dis toi que si nous ne t'avions amené ici, tu serais mort, ton sort actuel est tout de même plus enviable. Fais toi donc une nouvelle vie ici, nous sommes un peuple civilisé, nous te traiterons bien. »
En réalisant qu'il était à jamais prisonnier de cet endroit, Joseph s'assit dans un coin, rentra sa tête entre ses genoux et se mit à sangloter. Pacuméni ouvrit la bouche pour rajouter quelque chose, mais il se reprit et lui donna une tape amicale sur l'épaule avant de le laisser seul.
Pendant plusieurs jours, Joseph resta là, sans bouger, enfermé dans le mutisme, il ne touchait pas à la nourriture qu'on lui apportait et ne réagissait pas quand on l'interpellait. Il réfléchissait à un moyen de s'évader, le passage principal, l'arche de pierre qu'il avait empruntée à son arrivée était exclue ; il y avait toujours du monde de jour comme de nuit qui surveillait les lieux. Il lui fallait trouver une autre issue, il examinait la ligne montagneuse qui encerclait la cité, cherchant la moindre faille par laquelle il put passer, mais c'était très risqué, Zarahemla était entourée d'une masse rocheuse escarpée impossible à escalader, même pour l'alpiniste le plus expérimenté. Malgré cela, Joseph était près à tenter le coup, et tant pis s'il avait neuf chances sur dix d'y perdre la vie.
Il finit par sortir de son isolement et visita cette étrange cité de troglodytes où on voulait lui faire passer le reste de son existence. Il rencontra les habitants et fit leur connaissance. Il avait entrepris d'apprendre leur langue, que, grâce à son intelligence, il assimila rapidement et suffisamment pour avoir des conversations soutenues. Il vivait une expérience humaine hors du commun ; des gens du commun lui parlaient de leur vie quotidienne, de leurs espoirs, de leurs craintes, de leurs tâches ménagères et de leurs enfants. Ces derniers l'avaient pris en amitié et lui demandaient souvent de réparer leurs jouets, ou bien il leur en fabriquait avec son canif dans un morceau de bois. Il commençait à s'attacher à eux, tout en s'efforçant de garder une certaine distance émotionelle.
Sans oser se l'avouer, Joseph se plaisait beaucoup en ces lieux, bien qu'il n'eût pas perdu de vue l'idée de s'évader. S'il n'avait eu une famille, une épouse, des enfants et des paroissiens qui comptaient sur lui, il serait resté volontairement. Pendant ce temps, les préparatifs pour faire sauter l'arche de pierre avançaient ; des indiens venaient de partout par tribus entières pour s'installer dans la Nouvelle Zarahemla avant que l'accès n'en soit définitvement condamné, certains étaient de cet état, mais il y en avait aussi des états voisins, qui comptaient des descendants des Néphites et des Lamanites.
Le nombre des habitants de la cité allait bientôt doubler, mais ce n'était pas un problème, car la vallée était suffisamment vaste pour accueillir encore plus de monde, et ses ressources naturelles étaient quasi inépuisables. Les statistiques indiqueraient une baisse notable et inexpliquée de la population amérindienne dans la région, on attribuerait peut être ce phénomène à une épidémie, mais cela ne tracasserait personne chez les blancs régnant sur ce pays, pour qui les "natifs" constituaient une entrave au développement économique.
Le jour approchait, il y avait de moins en moins d'indiens qui arrivaient, et les hommes de Pacuméni commençaient à disposer de la dynamite aux abords de l'arche pour la faire sauter. C'était un peu la confusion, les nouveaux venus étaient en train de s'installer, et comme personne ne faisait attention à lui, Joseph put s'esquiver et se diriger vers une faille dans la falaise qu'il avait repérée, par laquelle il pensait avoir une chance de passer pour rejoindre l'extérieur.
Pacuméni avait repéré son manège, mais il n'avait rien fait pour l'arrêter. Il attendit qu'il se fut suffisamment éloigné pour se mettre à le suivre de loin.
Joseph était arrivé au pied de la falaise et, avec détermination, avait entrepris de l'escalader. Il grimpa quelques mètres et se sentit déjà épuisé. En évitant de regarder en bas, il tenta de continuer à monter, mais son pied glissa et il tomba. Il atterrit dans les bras de Pacuméni, qui, heureusement, était de consitution solide, ce qui lui avait permis de rattraper Joseph au vol sans se briser le dos.
Pacuméni le posa doucement à terre et lui dit, sur un ton de reproche amical : « Joseph, que cherchais tu à faire ? À te tuer ? »
Joseph le regarda en face et lui répondit : « Pacuméni, tu es mon ami, j'aime beaucoup ton peuple, mais je veux vraiment retourner chez moi. »
Pacuméni soupira, puis il lui dit simplement : « Viens. »
Joseph le suivit, se demandant où il l'emmenait. Ils arrivèrent à l'arche, où se trouvait un cheval sellé et chargé de vivres avec un fusil glissé dans étui sur le côté.
« Prends ce cheval, » lui dit Pacuméni, « et va-t-en, mes hommes sont prévenus, ils te laisseront passer. »
Hésitant, Joseph lui demanda : « Tu me laisses partir ? Tu n'as pas peur que je vous trahisse ? »
« Quelque chose me dit que tu ne le feras pas, » répondit Pacuméni, « j'espère que je ne commets pas une erreur. »
« Merci. » répondit simplement Joseph en lui serrant la main.
Il enfourcha le cheval et partit sans se retourner, il avait peur d’éclater en sanglots s’il le faisait. Quand il se fut suffisamment éloigné, il se retourna pour contempler une dernière fois l’arche de pierre.
Il prononça une bénédiction sur les habitants de la cité, puis il y eut une explosion, suivie aussitôt d’une deuxième qui secouèrent le sol. Un nuage de poussière monta lentement pendant que l’arche, qui existait depuis la nuit des temps, s'effondrait dans un fracas de roches.
Quand le silence fut revenu, que la poussière se fut dissipée, le seul passage menant à la Nouvelle Zarahemla était définitivement fermé au reste du monde.
Joseph vérifia que la carabine que lui avait donné Pacuméni était à portée de main, sur la selle à côté de sa cuisse ; la région grouillait de desperados. Il frappa les flancs de sa monture des talons et repartit, en direction de chez lui, où l’attendaient les siens : sa famille, ses paroissiens et ses amis ; sa propre Zarahemla.